197. LE PASSAGE DU FLEUVE
Les voici à nouveau devant le fleuve. Cette fois, cependant, les fourmis ont pour elles l'atout du nombre. Elles sont une telle multitude qu'avec des corps soudés pattes à pattes, elles sont à même de former un pont flottant sur lequel passent des millions d'autres fourmis.
Même les escargots porteurs de braises chaudes traversent le pont vivant sans qu'aucun ne se noie.
Parvenues sur l'autre rive, les fourmis de la grande marche font un nouveau bivouac et 103e leur rapporte d'autres histoires sur les Doigts. Dans un coin, 7e prend des croquis de la scène sur une feuille tandis que, de son côté, 10e n'en perd pas une miette pour sa phéromone zoologique.
DÉSŒUVREMENT:
Les Doigts ont un énorme problème: le désœuvrement.
Ils sont la seule espèce animale à se poser la question: «Bon, et maintenant, qu'est-ce que je pourrais bien faire pour m'occuper?»
5e continue à tourner autour du campement avec ses béquilles-brindilles. La soldate est convaincue qu'à force de marcher sur deux pattes, son corps finira par s'adapter à cette étrange position et qu'elle évoluera en fourmi bipède avec des caractères génétiques qu'elle transmettra à ses enfants lorsque, elle aussi, elle prendra un jour un peu de la gelée royale des guêpes.
24e est tout à la rédaction de sa saga Les Doigts.
En fait, pour rédiger les derniers chapitres sur ces grands animaux si mal connus, 24e attend de rencontrer les Doigts.
198. INDECISION D'UNE FEMME
Francine n'eut que le temps de plaquer ses mains sur sa figure pour éviter les éclats de verre du tube cathodique. Ses lunettes avaient protégé ses yeux et elle n'avait que des égratignures, mais elle tremblait de peur et de colère. Les gens d'Infra-World avaient tenté d'assassiner leur déesse créatrice! Un déicide!
Lucie pansa la blonde tandis qu'Arthur auscultait les composants derrière l'écran brisé.
– Incroyable! Ils ont envoyé un message informatique conçu pour tromper la reconnaissance d'écran. Ils ont modifié l'identification de l'appareil. La carte électronique a cru que l'appareil fonctionnait en 220 volts alors qu'il est en 110. La surcharge a fait exploser l'écran.
– Ils ont donc trouvé le moyen d'accéder à notre réseau informatique…, remarqua Ji-woong, inquiet. Ils ont trouvé les moyens d'agir dans notre monde.
– On ne peut pas jouer les apprentis dieux comme ça, innocemment, remarqua Léopold.
– Il vaut mieux déconnecter totalement Infra-World. Ces gens risquent d'être dangereux pour nous…, proféra David.
Il en fit une copie sur disquette à grande capacité puis l'effaça de son propre disque dur.
– Ils sont inactivés. Peuple rebelle, te voilà réduit à ta plus simple expression: une disquette de plastique magnétisé protégée par un étui rigide.
Tous regardèrent la disquette comme s'il s'agissait d'un serpent venimeux.
– Qu'est-ce qu'on fait de ce monde maintenant, on le détruit? demanda Zoé.
– Non! Surtout pas! clama Francine, qui se remettait progressivement du choc. Même s'ils sont devenus agressifs envers nous, il faut poursuivre l'expérience.
Elle demanda à Arthur un autre ordinateur. Un vieux ferait l'affaire. Elle prit bien soin de vérifier que cet ordinateur n'avait aucun modem hertzien, aucune connexion avec aucune autre machine. Elle installa Infra-World sur son disque dur et le mit en position marche.
Aussitôt, Infra-World se remit à vivre sans que ses milliards d'habitants aient pris conscience qu'ils avaient un temps transité sur une simple disquette. Avant qu'ils n'aient pu renouveler leurs agressions, Francine enleva l'écran, et même le clavier, la souris. Désormais, Infra-World tournait en circuit fermé, et il lui était impossible de prendre contact avec ses dieux ou avec qui que ce soit.
– Ils voulaient être émancipés, ils le sont bel et bien. Ils sont même tellement indépendants qu'on peut dire qu'ils sont abandonnés à eux-mêmes, annonça Francine, en caressant ses écorchures.
– Pourquoi les laisses-tu vivre, alors? demanda Julie.
– Un jour, peut-être sera-t-il intéressant de voir où ils en sont…
Après tant d'émotions, les sept amis se couchèrent dans leurs loges respectives. Julie s'enveloppa dans ses draps neufs.
Encore seule.
Elle était sûre que Ji-woong allait la rejoindre. Il fallait qu'ils reprennent là où ils s'étaient arrêtés. Pourvu que le Coréen arrive. Maintenant que tout s'accélérait et devenait dangereux, elle voulait connaître l'amour.
Des coups discrets à sa porte. Julie prestement se leva, ouvrit, Ji-woong était là.
– J'ai tellement craint de ne plus te revoir, dit-il en la prenant dans ses bras.
Elle resta immobile, silencieuse.
– Nous vivions un moment tellement féerique quand…
Il la serra encore. Elle se dégagea.
– Que se passe-t-il? interrogea le jeune homme, déconcerté. Je croyais que…
Presque malgré elle, elle articula:
– La magie, ça ne survient qu'une fois, et puis…
Quand le jeune homme voulut poser des lèvres chaudes sur son épaule, elle recula:
– Il s'est passé tant de choses depuis… la magie s'est dissipée.
Ji-woong ne comprenait rien au comportement de Julie. Elle non plus, d'ailleurs.
– Mais c'est toi qui étais venue à…, commença-t-il.
Et puis, doucement, il interrogea:
– Tu crois que la magie reviendra?
– Je n'en sais rien. Je veux rester seule maintenant. Laisse-moi, je t'en prie.
Elle lui donna un petit baiser sur la joue, le repoussa et referma doucement la porte.
Elle se recoucha en essayant de faire le point. Pourquoi l'avait-elle repoussé alors qu'elle le désirait tant?
Elle attendit que le Coréen revienne. Il fallait qu'il revienne. Pourvu qu'il revienne. Elle bondirait vers lui lorsqu'il frapperait de nouveau. Elle n'exigerait plus rien. Elle lui céderait, fondante, avant qu'il n'ait eu le temps de prononcer un mot.
On frappa. Elle bondit. Ce n'était pas Ji-woong, c'était David.
– Qu'est-ce que tu fabriques ici?
Sans répondre, comme s'il n'avait rien entendu, il s'assit au bord du lit et alluma la lampe de chevet. Il tenait une petite boîte dans sa main.
– Je me suis un peu promené dans les laboratoires, j'ai fureté et sur une paillasse, j'ai trouvé ça.
Il plaça sa boîte dans la lumière. Julie était contrariée qu'il occupe sa loge alors que Ji-woong risquait de revenir, mais sa curiosité fut la plus forte.
– C'est quoi?
– Tu as voulu fabriquer la «Pierre de Rosette» qui permet de dialoguer avec les fourmis, eux, ils l'ont faite. Léopold voulait construire une maison dans une colline, eux l'ont bâtie. Paul cherchait à cultiver des champignons pour qu'on puisse vivre en autarcie, ils en ont planté à profusion. Ils ont inventé l'ordinateur à architecture démocratique dont la seule idée excitait tant Francine… Et le projet de Zoé, t'en souviens-tu?
– Des antennes artificielles pour une communication absolue entre humains!
Julie se dressa sur ses oreillers.
Dans un écrin, David lui présentait deux petites antennes roses terminées par un embout nasal.
Auraient-ils réussi même ça?
– Tu en as parlé à Arthur? demanda-t-elle.
– Tout le monde dort dans la pyramide. Je ne tenais pas à déranger qui que ce soit. J'ai trouvé deux paires de ces antennes. Je les ai prises, c'est tout.
Ils considérèrent les objets étranges telles des friandises interdites. Un instant, Julie fut tentée de dire: «Attendons demain et demandons l'avis d'Arthur», mais tout en elle lui criait: «Vas-y, essaie.»
– Tu te rappelles? Edmond Wells dit que dans une C.A., les deux fourmis ne font pas qu'échanger des informations, elles branchent directement leur cerveau l'un sur l'autre. Par l'entremise des antennes, les hormones circulent ensuite d'un crâne à l'autre comme s'ils ne faisaient plus qu'un et, ainsi, elles se comprennent entièrement, totalement, parfaitement.