Arthur passa une main sur son front moite. La station debout épuisait le vieil homme malade.
– Rien. Je suis désolé de l'avoir tué. Je voulais seulement l'endormir. J'ignorais qu'il était allergique aux anesthésiants.
– Vous trouvez normal d'attaquer les gens avec des mouches robots? interrogea l'avocat général, narquois.
– Des fourmis volantes téléguidées, rectifia Arthur. Il s'agit d'une version améliorée de mon modèle de fourmi rampante téléguidée. Vous comprenez, mes amis et moi tenions à travailler en paix, sans être dérangés par des curieux ou des promeneurs.
«C'est dans le but de converser avec les fourmis et de parvenir à une coopération entre nos deux cultures que nous avons bâti cette pyramide.
Le président feuilleta ses papiers.
– Ah oui! construction illicite sans permis sur un site protégé, en plein parc naturel national.
Il fureta encore.
– Je vois ici que votre tranquillité vous est si chère que vous avez récidivé en envoyant une de vos «fourmis volantes» s'en prendre à un fonctionnaire chargé de l'ordre public, le commissaire Maximilien Linart.
Arthur confirma.
– Lui, il voulait détruire ma pyramide. C'était de la légitime défense.
– Tous les arguments vous sont décidément bons pour tuer les gens avec des petits robots volants, remarqua l'avocat général.
Arthur fut alors secoué d'une violente quinte de toux. Il ne pouvait plus parler. Deux policiers le ramenèrent au box des accusés où il s'effondra lourdement parmi ses amis qui, anxieusement, se penchèrent vers lui. Jacques Méliès se leva pour exiger d'urgence un médecin. Le praticien de service accourut et déclara que l'accusé poursuivrait dans un instant mais qu'il ne fallait pas trop l'épuiser.
– Accusé suivant: David Sator.
David se présenta devant le magistrat sans le secours de sa canne, dos tourné au public.
– David Sator, dix-huit ans, lycéen. Vous êtes accusé d'être le stratège de cette «Révolution des fourmis». Nous avons en notre possession des photos vous montrant en train de diriger vos troupes de manifestants comme un général son armée. Vous vous êtes pris pour un nouveau Trotski en train de ressusciter l'Armée rouge?
David n'eut pas le temps de répondre. Le juge poursuivit:
– Vous vouliez créer une armée fourmi, non? D'ailleurs, expliquez donc aux jurés pourquoi vous avez fondé votre mouvement sur l'imitation des insectes?
– J'ai commencé à m'intéresser aux insectes quand nous avons intégré un grillon à notre groupe de rock. C'était vraiment un bon musicien.
Il y eut des ricanements dans le public. Le président réclama le silence mais David ne se laissa pas déconcerter.
– Après les grillons qui ont une communication d'individu à individu, j'ai découvert les fourmis qui, elles, ont une communication tous azimuts. Dans une cité fourmi, chaque individu fait partager ses émotions à l'ensemble de la fourmilière. Leur solidarité est totale. Ce que les sociétés humaines tentent de réussir depuis des millénaires, les sociétés fourmis y sont parvenues bien avant notre apparition sur la terre.
– Vous voudriez que nous portions tous des antennes? demanda l'avocat général, goguenard.
Cette fois, les rires dans la salle ne furent pas réprimés et David dut attendre que le calme revienne pour répondre:
– Je pense que si nous disposions d'un système de communication aussi efficace que celui des fourmis, il n'y aurait pas autant de méprises, de quiproquos, de contresens et de mensonges. Une fourmi ne ment pas car elle n'est même pas capable d'imaginer l'intérêt de mentir. Pour elle, communiquer, c'est transmettre de l'information aux autres.
Le public réagit en murmurant et le juge abattit son maillet d'ivoire.
– Accusée suivante: Julie Pinson. Vous avez été la Pasionaria et l'instigatrice de cette Révolution des fourmis. En plus des importants dégâts, il y a eu des blessés graves. Narcisse Arepo, entre autres.
– Comment va Narcisse? interrompit la jeune fille.
– Ce n'est pas à vous de poser les questions. Et la politesse et la règle exigent que vous vous adressiez à moi comme à «monsieur le président». Je l'ai déjà rappelé à un de vos complices tout à l'heure. Mademoiselle, vous me semblez bien ignorante de ce qu'est une procédure judiciaire. Ce serait vous rendre service, à vous-même et à vos amis, que de faire commettre d'office un avocat professionnel.
– Je vous prie de m'excuser, monsieur le président.
Le juge consentit à se radoucir, prenant des airs de vieux grand-père ronchon.
– Bon. Pour répondre à votre question, l'état de M. Narcisse Arepo est stationnaire. C'est à cause de vous qu'il en est là.
– J'ai toujours prôné une révolution non violente. Pour moi, l'idée de Révolution des fourmis est synonyme d'accumulation de petits actes discrets, qui, ensemble, renversent des montagnes.
En se tournant vers sa mère, désireuse de la convaincre, au moins elle, Julie aperçut le professeur d'histoire qui hochait la tête en signe d'assentiment. Il n'était pas le seul enseignant du lycée à s'être déplacé. Les professeurs de mathématiques, d'économie, de gymnastique et même de biologie étaient là aussi. Il ne manquait que les professeurs de philosophie et d'allemand.
– Mais pourquoi cette symbolique des fourmis? insista le président.
Les journalistes étaient nombreux sur les bancs de la presse. Cette fois, elle avait la possibilité de toucher un vaste auditoire. L'enjeu était énorme. Il fallait bien choisir ses mots.
– Les fourmis forment une société où les citoyens sont mus par une même volonté de contribuer au mieux-être de tous.
– Vision poétique, certes, sans grand rapport avec la réalité! interrompit l'avocat général. Une fourmilière fonctionne parfaitement mais tout comme un ordinateur ou une machine à laver. On perdrait son temps à y rechercher de l'intelligence ou une conscience. Il ne s'agit que de comportements inscrits génétiquement.
Brouhaha sur les bancs de la presse. Le contrer, vite.
– Vous avez peur de la fourmilière parce qu'elle représente une réussite sociale que nous n'arriverons jamais à égaler.
– C'est un monde militaire.
– Pas du tout. C'est au contraire semblable à une communauté hippie où chacun fait ce qu'il lui plaît, sans chef, sans généraux, sans prêtres, sans président, sans police, sans répression.
– Quel est donc le secret de la fourmilière alors, selon vous? interrogea l'avocat général, piqué au vif.
– Justement, il n'y en a pas, dit calmement Julie. Les comportements des fourmis sont chaotiques et elles vivent dans un système désordonné fonctionnant mieux qu'un système ordonné.
– Anarchiste! lança quelqu'un dans le prétoire.
– Vous êtes anarchiste? demanda le président.
– Je suis anarchiste si ce mot signifie qu'il est possible de vivre en société sans chef, sans hiérarchie, sans maître à penser, sans promesse d'augmentation de salaire, sans promesse de paradis après la mort. En fait, le vrai anarchisme, c'est le summum du sens civique. Or, les fourmis vivent comme ça depuis des millénaires.
Quelques sifflets, quelques applaudissements, l'auditoire était partagé. Des jurés prenaient des notes.
L'avocat général se dressa, dans de grands moulinets de manches noires.
– En fait, tout votre raisonnement se résume à ériger la société des fourmis comme exemple à imiter. C'est bien cela?
– Il faut prendre chez elles le bon et laisser le mauvais. Mais oui, sur certains points, elles peuvent venir en aide à notre société humaine qui, ayant tout exploré, tourne en rond. Essayons et on verra bien ce que cela donnera. Et si ça ne marche pas, tentons d'autres systèmes d'organisation. Peut-être que ce seront les dauphins, les singes ou les étourneaux qui nous apprendront à mieux vivre en collectivité.