Tiens, Marcel Vaugirard était là. Pour une fois, il assistait au spectacle. Elle se demanda s'il avait changé d'avis à propos de sa devise: «On parle mieux des choses lorsqu'on ne les connaît pas.»
– Dans une fourmilière, tout le monde est pourtant contraint de travailler. Comment conciliez-vous cela avec votre esprit… libertaire? questionna le président.
– Encore une erreur. Il n'y a que 50 % des fourmis qui travaillent efficacement dans une cité. 30 % ont une activité improductive de type auto-nettoiement, discussion, etc. et 20 % se reposent. C'est ça qui est formidable: avec 50 % de fainéants et aucune police, aucun gouvernement, aucun plan quinquennal, les fourmis arrivent à être bien plus efficaces que nous et bien mieux en harmonie avec leur ville.
«Les fourmis sont admirables et dérangeantes car elles nous montrent qu'une société n'a pas besoin de contraintes pour bien fonctionner.
Un murmure d'approbation parcourut l'assistance.
Le juge se lissa la barbe.
– Une fourmi n'est pas libre. Elle est biologiquement obligée de répondre à un appel olfactif.
– Et vous? Avec votre téléphone portable? Vos supérieurs hiérarchiques vous joignent bien à tout moment pour vous donner des ordres auxquels vous êtes tenu d'obéir. Où est la différence?
Le magistrat leva les yeux au ciel.
– Assez de cette apologie de la société insecte. Les jurés en ont suffisamment entendu pour s'être fait une opinion sur ce sujet. Vous pouvez vous rasseoir, mademoiselle. Passons à l'accusé suivant.
Butant sur chaque syllabe, yeux rivés sur sa fiche, il déchiffra:
– Ji… woong… Choi.
Le Coréen se présenta à la barre.
– Monsieur Ji-woong Choi, vous êtes accusé d'avoir créé le réseau informatique qui a disséminé un peu partout les idées subversives de votre prétendue Révolution des fourmis.
Le visage du Coréen s'orna d'un sourire. Dans le jury, les dames manifestèrent de l'intérêt. L'institutrice en congé maladie cessa d'examiner ses ongles et la contrôleuse du métro de marteler la table.
– Les bonnes idées, dit Ji-woong, méritent d'être répandues le plus largement possible.
– C'était de la propagande «myrmécéenne»? dit l'avocat général.
– S'inspirer d'une forme de pensée non humaine pour réformer la pensée humaine, ça a plu à beaucoup de connectés en tout cas.
L'avocat général se dressa, avec de nouveaux effets de manches.
– Vous avez bien entendu, mesdames et messieurs les jurés. L'accusé entendait saper les bases mêmes de notre société et ce, en imposant des idées fallacieuses. Car qu'est-ce qu'une société fourmi sinon une société de castes? Les fourmis naissent ouvrières, soldates ou sexuées et en aucun cas ne peuvent modifier le sort auquel elles ont été destinées. Pas de mobilité sociale, pas d'avancement au mérite, rien. C'est la société la plus inégalitaire au monde.
Le visage du Coréen exprima une franche gaieté.
– Chez les fourmis, lorsqu'une ouvrière a une idée, elle en parle tout autour d'elle. Les autres la testent et, si elles la jugent bonne, elles la réalisent. Chez nous, si vous n'êtes pas couvert de diplômes, si vous n'avez pas atteint un certain âge, si vous n'appartenez pas à une bonne catégorie sociale, personne ne vous laissera exprimer votre idée.
Le président n'avait pas l'intention d'offrir une tribune à ces gamins séditieux. Les jurés comme l'ensemble du prétoire suivaient un peu trop attentivement les arguments du jeune homme.
– Accusée suivante, Francine Tenet. Mademoiselle, qu'est-ce qui vous a incitée à soutenir cette Révolution des fourmis?
La jeune fille blonde s'efforça de dominer sa timidité. Un prétoire, c'était beaucoup plus impressionnant qu'une salle de concert. Elle jeta un coup d'ceil vers Julie pour se donner du courage.
– Tout comme mes amis, monsieur le président…
– Parlez plus fort, que les jurés vous entendent. Francine s'éclaircit la gorge:
– Tout comme mes amis, monsieur le président, j'estime que nous avons besoin d'autres exemples de sociétés pour agrandir l'horizon de notre imagination. Les fourmis sont un excellent moyen de comprendre notre monde. En les observant, c'est nous-mêmes en miniature que nous observons. Leurs villes ressemblent à nos villes et leurs routes à nos routes. Elles nous permettent de changer de point de vue. Rien que pour ça, l'idée de la Révolution des fourmis me plaisait.
L'avocat général tira de ses dossiers des liasses de feuillets qu'il brandit avec conviction.
– Avant de procéder à l'audition des prévenus, je me suis informé auprès de vrais scientifiques, d'entomologistes spécialistes des fourmis.
Doctement, il poursuivit:
– Je vous assure, mesdames et messieurs les jurés, que les fourmis ne sont pas du tout les gentilles bêtes généreuses dont parlent nos accusés. Bien au contraire, les sociétés fourmis sont en permanence en guerre. Depuis cent millions d'années elles sont en expansion partout dans le monde. On pourrait même dire que les fourmis sont déjà maîtresses de la planète puisqu'elles en occupent pratiquement toutes les niches écologiques. Il n'y a que la banquise qu'elles ne soient pas parvenues à coloniser. Au banc de la défense, Julie se leva.
– Vous reconnaissez donc, monsieur l'avocat général, que les fourmis n'ont nul besoin de conquérir encore quoi que ce soit?
– En effet. D'ailleurs, si un extraterrestre débarquait soudain sur notre planète, il aurait plus de chances de rencontrer une fourmi qu'un humain.
– … Et donc de s'adresser à elle comme au représentant de la population terrienne, compléta Julie.
Rires dans la salle.
Le président du tribunal était ennuyé par la tournure que prenaient les débats. Depuis le début de l'audience, il n'était question que de fourmis et de sociétés fourmis. Le magistrat aurait préféré qu'on ramène les interrogatoires sur le terrain plus concret du vandalisme dans le lycée, des émeutes et surtout du décès des policiers. Mais l'avocat général était entré dans le jeu de ces gamins aux idées farfelues et le jury avait l'air de se passionner pour cet étrange débat. De surcroît, son collègue de l'accusation avait visiblement pris la peine de se documenter auprès de spécialistes et il entendait maintenant étaler sa science toute neuve.
– Les fourmis sont partout en train de se battre contre nous, reprit l'avocat général avec fougue. J'ai ici des documents prouvant qu'on assiste actuellement à un regroupement des cités myrmécéennes. Greffier, distribuez des copies aux jurés ainsi qu'à ces messieurs et dames de la presse. On ignore encore la raison de ce phénomène, mais il est évident que cette coalition ne fera qu'accentuer leur emprise. Les villes fourmis poussent partout comme des champignons. Les fourmis s'insinuent partout. Elles parviennent à se creuser des nids dans le béton. Aucune de nos cuisines n'est à l'abri.
Julie réclama la parole:
– Ce que contiennent nos cuisines est issu de la terre. La terre n'a jamais précisé auxquels de ses enfants elle réservait ses richesses. Il n'y a aucune raison pour qu'elle les donne aux humains plutôt qu'aux fourmis.
– On nage en plein délire, s'exclama l'avocat général. Mademoiselle Pinson voudrait maintenant introduire un droit de propriété des animaux… Et pourquoi pas des végétaux et des minéraux, pendant que vous y êtes… Quoi qu'il en soit, les villes fourmis envahissent tout! dit-il pour gagner du temps.
Julie rétorqua aussi sec:
– Leurs villes sont admirables. Il n'y a pas d'embouteillages alors qu'il n'y a pas de règle de conduite. Chacun perçoit les autres et s'adapte pour gêner le moins possible. Si ce n'est pas le cas, elles creusent un nouveau couloir. Il n'y a pas d'insécurité car l'entraide est totale. Il n'y a pas de banlieues déshéritées car il n'y a pas de déshéritées. Personne ne possède rien ni ne se promène nu. Il n'y a pas de pollution car un tiers de l'activité consiste à nettoyer et recycler. Il n'y a pas de surpopulation car la reine adapte sa ponte en qualité et en quantité par rapport aux besoins de la cité.