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Il chargea un huissier de forer les trous supplémentaires. Pour percer le Plexiglas, l'huissier prit une aiguille, une pince et un briquet. Il chauffa l'aiguille jusqu'à ce qu'elle devienne rouge puis l'enfonça dans le plastique en répandant une odeur de brûlé.

Julie reprit la parole.

– On croit que les fourmis ne souffrent pas parce qu'elles ne hurlent pas quand elles ressentent une douleur. Mais c'est faux. Comme nous, elles possèdent un système nerveux, donc elles souffrent. Voilà bien encore une tare de notre ethnocentrisme. Nous nous sommes accoutumés à n'éprouver de compassion que pour ceux qui crient quand ils ont mal. Échappent à notre pitié les poissons, les insectes et tous les invertébrés dépourvus de communication orale.

L'avocat général comprenait comment Julie était parvenue à galvaniser des foules. Son éloquence et sa fougue étaient très convaincantes. Il pria cependant les jurés de ne pas tenir compte de ses propos qui n'étaient encore que de la propagande au service de sa prétendue Révolution des fourmis.

Il y eut quelques protestations et le président exigea le silence afin de redonner la parole au témoin Maximilien Linart. Mais Julie n'en avait pas fini. Elle affirma que les fourmis étaient parfaitement capables de parler et de se défendre et qu'il n'était pas normal qu'on leur inflige ce procès sans leur donner la parole pour leur permettre de répondre aux accusations pesant sur elles.

L'avocat général ricana. Le juge demanda des explications.

Julie révéla alors l'existence de la machine «Pierre de Rosette» et en exposa le mode d'emploi. Le commissaire confirma avoir saisi dans la pyramide un appareillage conforme à ce que la jeune fille décrivait. Le président ordonna qu'on l'apporte. Il y eut une nouvelle suspension de séance tandis qu'Arthur, parmi les flashes des reporters-photographes, installait au centre du prétoire tout son attirail d'ordinateurs, de tuyaux et de fioles d'essences parfumées, ainsi que le chromatographe et le spectro-mètre de masse.

Julie aida Arthur à procéder aux ultimes réglages. Après son bricolage au lycée, elle était devenue une excellente assistante en utilisation de «Pierre de Rosette».

Tout était en place. La cour, les jurés, les journalistes et même les policiers étaient très curieux de voir si tout ce bric-à-brac fonctionnait et si on allait vraiment assister à un dialogue entre humains et fourmis.

Le président demanda qu'on procède à une première audition. Arthur fit baisser les lumières dans le prétoire et illuminer sa machine, nouvelle vedette de ce procès à rebondissements.

Un huissier saisit une fourmi au hasard dans le bocal et Arthur la déposa dans une éprouvette puis y introduisit la sonde avec ses deux antennes. Il tourna encore quelques manettes et fit signe que tout était au point.

Aussitôt, une voix synthétique et grésillante résonna dans le haut-parleur. C'était la fourmi qui parlait.

AU SECOURS!!!!!

Arthur fît encore quelques réglages.

Au secours! Sortez-moi d'ici! J'étouffe! répétait la fourmi.

Julie déposa près d'elle une miette de pain que la fourmi grignota d'autant plus avidement qu'elle était terrorisée. Arthur lui envoya un message lui demandant si elle était prête à répondre à des questions.

Qu 'est-ce qu 'il se passe? demanda la fourmi à travers la machine.

– On fait votre procès, indiqua Arthur.

C'est quoi procès?

– C'est de la justice.

C'est quoi justice?

– C'est le fait d'estimer si on a raison ou tort.

C'est quoi raison-ou-tort?

– Raison c'est quand on agit bien. Tort c'est le contraire.

C'est quoi agir-bien?

Arthur soupira. Déjà, dans la pyramide, il était très difficile de dialoguer avec les fourmis sans redéfinir sans cesse les mots.

– Le problème, dit Julie, c'est que les fourmis, n'ayant pas de sens moral, ignorent ce qu'est le bien, le mal et jusqu'à la notion de justice. Dépourvues de sens moral, les fourmis ne peuvent donc pas être considérées comme responsables de leurs actes. Il faut donc les relâcher dans la nature.

Chuchotements entre le juge et ses assesseurs. La responsabilité animale était de toute évidence au centre de leur débat. Ils étaient assez tentés de se débarrasser de ces créatures en les renvoyant dans la forêt mais, d'un autre côté, ils n'avaient pas tant de distractions dans la vie et il était rare que les journalistes fassent état des audiences et des protagonistes des procès se déroulant au tribunal de Fontainebleau. Pour une fois que leurs noms seraient cités dans la presse…

L'avocat général se leva:

– Tous les animaux ne sont pas aussi immoraux que vous le proclamez, déclara-t-il. Par exemple, on sait que chez les lions, il y a un interdit: ne pas manger de singe. Un lion qui mange du singe est exclu de la horde, comment expliquer ce comportement sinon par le fait qu'il y a «une morale des lions»?

Maximilien se souvint qu'il avait vu dans son aquarium les mères de ses poissons guppys accoucher de petits et les poursuivre aussitôt pour les manger. De même, il se souvenait d'avoir observé des chiots essayer de forniquer avec leur mère. Cannibalisme, inceste, assassinat de ses propres enfants… «Pour une fois Julie a raison et l'avocat général a tort, pensa-t-il. Chez les animaux, il n'y a pas de morale. Ils ne sont ni moraux ni immoraux, ils sont amoraux. Ils ne perçoivent pas qu'ils font des choses mauvaises. C'est d'ailleurs pour cela qu'ils doivent être détruits.»

La machine «Pierre de Rosette» se remit à grésiller.

Au secours!

L'avocat général s'approcha de l'éprouvette. La fourmi dut percevoir une silhouette car aussitôt, elle émit:

Au secours. Qui que vous soyez, sortez-nous d'ici, le coin est infesté de Doigts!

La salle se mit à rire.

Maximilien rongeait son frein. Cela tournait au cirque avec le pire des numéros: le dresseur de puces. Au lieu de mettre en lumière les dangers des systèmes sociaux fourmis appliqués aux sociétés humaines, on jouait avec une machine à faire parler les fourmis.

Julie, profitant de la bonne humeur réattaqua.

– Libérez-les. Il faut les libérer ou les tuer, mais on ne peut pas les laisser souffrir dans cet aquarium.

Le président détestait que ses accusés, même préposés au rôle d'avocat, lui ordonnent quoi que ce fût, mais l'avocat général songea pour sa part que c'était là une bonne occasion de se livrer à une petite surenchère. Il était furieux de s'être laissé damer le pion par Maximilien Linart et de n'avoir pas songé le premier à faire inculper les fourmis.

– Ces fourmis-là ne sont au fond que des lampistes, s'exclama-t-il, debout près de la «Pierre de Rosette». Si on veut châtier les vraies coupables, il faut frapper à la tête et donc juger leur meneuse: 103e, leur reine.

Dans le box des accusés, on s'étonna que l'avocat général fut au courant de l'existence de 103e et du rôle qu'elle avait joué dans la défense de la pyramide.

Le président déclara que si c'était pour parler sans se comprendre pendant des heures, autant y renoncer tout de suite.

– Je crois savoir que cette reine 103e sait bien parler notre langue! asséna l'avocat général en brandissant un gros livre relié.

C'était le deuxième volume de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et absolu.

– L'Encyclopédie! s'étouffa Arthur.

– Mais oui! monsieur le président, sur les pages blanches, à la fin de cette encyclopédie, se trouve le journal que tenait quotidiennement Arthur Ramirez. Il a été retrouvé à l'occasion de la deuxième perquisition demandée par le juge d'instruction. Il raconte toute l'histoire des gens de la pyramide et nous informe de l'existence d'une fourmi particulièrement douée, 103e, familière de notre monde et de notre culture. Elle serait capable de dialoguer sans qu'on ait besoin de lui rabâcher chaque mot.