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Sa concentration était motivée par l'espoir d'une récompense alimentaire.

Quand le pot aux roses fut découvert, la communauté scientifique fut tellement vexée de s'être fait aussi facilement berner qu'elle bascula dans un scepticisme systématique face à toute expérience ayant trait à l'intelligence animale. On fait encore état dans beaucoup d'universités du cas du cheval Hans comme d'un exemple caricatural de tromperie scientifique. Cependant, le pauvre Hans ne méritait ni tant de gloire ni tant d'opprobre. Après tout, ce cheval savait décoder les attitudes humaines au point de se faire passer temporairement pour un égal de l'homme.

Mais peut-être que l'une des raisons d'en vouloir si fort à Hans est plus profonde encore. H est désagréable à l'espèce humaine de se savoir transparente pour un animal.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

229. RENCONTRE SUR LES MARCHES

Le juré spécialiste des jeux de réflexion se porta volontaire pour élaborer un test qu'après concertation la cour et la défense estimèrent acceptable.

Il fallait à présent désigner un représentant de l'espèce humaine et un autre de l'espèce fourmi pour la compétition.

L'avocat général proposa le commissaire Maximilien Linart d'un côté et Julie se prononça pour 103e, de l'autre. Le président les récusa d'office tous les deux. Linart, enseignant à l'école de police et limier réputé, était loin d'être un humain représentatif de son espèce. De même, 103e, avec tous les films qu'elle avait vus à la télévision humaine, n'avait plus rien d'une fourmi banale.

Le magistrat estimait indispensable que champion humain et champion fourmi soient choisis au hasard dans leur population respective. Le juge était conscient d'inventer une jurisprudence en la matière et prenait son rôle très au sérieux.

Un policier et un huissier furent dépêchés dans la rue, à charge pour eux de ramener le premier homme d'aspect convenable passant par là. Ils arrêtèrent un «humain moyen» âgé de quarante ans, cheveux bruns, petite moustache, divorcé, deux enfants. Ils lui expliquèrent ce qu'on attendait de lui.

L'homme fut pris de trac à l'idée de devenir le champion de l'espèce humaine et craignit d'être ridicule. Le policier se demandait s'il n'allait pas devoir recourir à la force pour l'amener devant la cour, mais l'huissier eut la bonne idée de signaler à leur cobaye qu'il passerait le soir même à la télévision. À la pensée d'impressionner ses voisins, il n'hésita plus et les suivit.

À la fourmi que la même équipe assermentée alla ramasser dans le jardin du palais de justice, on ne demanda pas son avis. Ils s'emparèrent de la première qu'ils avisèrent, un insecte de 3, 2 mg, 1, 8 cm de long, à petites mandibules et à chitine noire. Ils vérifièrent que tous ses membres étaient intacts et ses antennes s'agitèrent lorsqu'ils la déposèrent sur une feuille de papier.

Le matériel à mesurer l'intelligence inventé par le juré était déjà en place dans le prétoire. Il s'agissait de douze pièces de bois qu'il fallait emboîter afin de former un promontoire permettant d'atteindre une poire électrique rouge suspendue au-dessus d'eux.

Le premier des deux compétiteurs qui la toucherait enclencherait une sonnerie électrique et serait déclaré vainqueur.

Si toutes les pièces étaient exactement semblables pour l'un et l'autre, évidemment, l'échelle variait. L'échafaudage humain s'élèverait à trois mètres une fois monté, l'échafaudage fourmi: à trois centimètres.

Pour intéresser la fourmi à son travail, le juré enduisit sa poire rouge de miel. On disposa des caméras devant chacun des concurrents et le président donna le signal du départ.

L'humain s'était familiarisé dès sa plus tendre enfance avec les jeux de construction. Il se mit aussitôt à empiler méthodiquement ses pièces, soulagé de se voir proposer un test aussi simple.

La fourmi, de son côté, tournoyait, affolée de se retrouver dans un lieu étranger, avec autant d'odeurs et de lumière, loin de ses repères habituels. Elle se plaça sous la poire, renifla le doux arôme du miel et l'excitation la gagna. Ses antennes tournicotaient. Elle se dressa sur ses quatre pattes arrière, tenta d'attraper la poire et n'y arriva pas.

L'avocat général laissa sans broncher l'huissier rapprocher les morceaux de bois de l'insecte pour mieux lui faire comprendre qu'elle devait les assembler pour s'élever jusqu'à la poire. La fourmi considéra les bouts de bois et, à l'hilarité générale, les attaqua à la mandibule afin de les manger car ils étaient légèrement imprégnés d'odeur de miel.

La fourmi s'agitait, tenaillait, restait sous la poire rouge mais ne présentait aucun comportement susceptible de lui permettre de l'atteindre.

Encouragé par les siens, en revanche, l'humain était sur le point d'achever son ouvrage alors que la fourmi n'avait encore rien fait, sinon abîmer ses bouts de bois et revenir sous la poire pour tenter de l'attraper en se dressant sur ses pattes arrière et en brassant l'air de ses pattes avant. Elle claquait des mandibules, faisait du surplace et n'arrivait à rien.

L'humain n'avait plus que quatre morceaux de bois à assembler quand, très énervée, la fourmi abandonna soudain sa position sous la poire et s'en alla. On n'avait pas pensé à lui mettre de mur.

Toute l'assistance pensait qu'elle avait renoncé et s'apprêtait à plébisciter son adversaire quand elle revint, accompagnée d'une autre fourmi. Elle lui dit quelque chose avec ses antennes et l'autre se plaça d'une certaine manière pour lui faire la courte échelle.

Du coin de l'œil, l'humain aperçut la manœuvre et accéléra encore son travail. Il y était presque quand, à une seconde près, la cloche des fourmis retentit en premier.

Dans le prétoire, ce fut le tumulte. Certains huaient, d'autres applaudissaient.

L'avocat général prit la parole:

– Vous l'avez tous vu: la fourmi a triché. Elle s'est fait aider par une comparse, ce qui prouve bien que l'intelligence myrmécéenne est collective et non individuelle. Seule, une fourmi n'est capable de rien.

– Mais non, le contredit Julie. Simplement, les fourmis ont compris qu'à deux, on résout beaucoup plus facilement un problème que tout seul. C'était d'ailleurs la devise de notre Révolution des fourmis: 1 + 1=3. L'addition des talents dépasse leur simple somme.

L'avocat général ricana.