– 1 + 1 = 3 est un mensonge mathématique, un péché contre le bon sens, une insulte à la logique. Si ces sottises conviennent aux fourmis, tant mieux pour elles. Nous autres, hommes, ne faisons confiance qu'à la science pure et non aux formules ésotériques.
Le juge frappa de son maillet.
– Ce test n'est effectivement pas concluant. Il faut en imaginer un autre où, cette fois, un seul humain n'aura affaire qu'à une seule fourmi. Et quel qu'en soit le résultat, il sera entériné.
Le magistrat convoqua le psychologue délégué auprès de la cour d'assises et lui demanda de concocter le test objectif et incontestable en question.
Puis il accorda une interview exclusive au journaliste vedette de la principale chaîne nationale.
– Ce qui se passe ici est très intéressant, et je pense que les Parisiens devraient venir nombreux à Fontaine bleau pour assister aux audiences et soutenir la cause humaine.
230. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE: OPINION
Saliveuse: 10e.
OPINION:
Les Doigts sont de moins en moins capables de se faire une opinion personnelle.
Alors que tous les animaux pensent par eux-mêmes et se forgent une opinion par rapport à ce qu 'ils voient et à ce que leur expérience leur a appris, les Doigts pensent tous la même chose, c 'est-à-dire qu 'ils reprennent à leur compte l'opinion émise par le présentateur du journal télévisé de vingt heures.
On peut appeler cela leur «esprit collectif».
231. ON LA VOIT DE LOIN
Le psychologue réfléchit longuement. Il consulta des collègues, des responsables de la rubrique jeux dans des magazines, des inventeurs de jeux patentés dans le commerce. Créer une règle du jeu valable à la fois pour des humains et des fourmis, quelle gageure! Et puis, quel jeu prouverait incontestablement l'intelligence?
Il y avait le go, les échecs, les dames, mais comment expliquer leurs règles à une fourmi. Ils appartenaient à la culture humaine, tout comme le mah-jong, le poker ou la marelle. À quoi peuvent bien jouer les fourmis?
Le psychologue pensa d'abord au mikado. Les fourmis devaient avoir l'habitude de dégager les brindilles dont elles avaient besoin parmi d'autres brindilles, inutilisables pour elles. Il dut y renoncer. Le mikado était une épreuve de dextérité, pas une épreuve d'intelligence. Il y avait encore les osselets, mais les fourmis n'avaient pas de mains.
À quoi jouent les fourmis? Le jeu parut au psychologue une spécificité humaine. Les fourmis ne jouent pas. Elles découvrent des terrains, elles se battent, elles rangent les œufs et la nourriture. Chacun de leurs gestes a une utilité précise.
L'expert en déduisit qu'il fallait trouver une épreuve correspondant à une situation pratique, familière à toutes les fourmis. L'exploration d'un chemin inconnu, par exemple.
Après avoir soupesé beaucoup de pour et de contre, le psychologue suggéra un test lui paraissant universeclass="underline" une course dans un labyrinthe. N'importe quelle créature enfermée dans un lieu qu'elle ne connaît pas cherche à en sortir.
L'humain serait placé dans un labyrinthe de taille humaine, la fourmi dans un labyrinthe de taille fourmi. Les deux labyrinthes seraient disposés exactement de la même façon, ils seraient tracés selon les mêmes plans, à échelles différentes. Ainsi, les deux concurrents affronteraient les mêmes difficultés pour trouver la sortie.
On changea de champions. En procédant comme pour la première épreuve, le policier et l'huissier réquisitionnèrent dans la rue un jeune étudiant blondinet. Pour représenter les fourmis, on prit la première venue dans un pot de fleurs, sur une fenêtre de la concierge du palais de justice.
Pour disposer d'une place suffisante, on installa le labyrinthe humain, avec ses barrières métalliques recouvertes de papier, sur le parvis du palais de justice.
Pour la fourmi, on construisit à l'identique un labyrinthe aux murets de papier à l'intérieur d'un grand aquarium transparent fermé à toute fourmi extérieure.
À la sortie, les deux compétiteurs devraient déclencher une sonnerie électrique en appuyant, là encore, sur une poire rouge reliée à un commutateur électrique.
Huissiers et assesseurs serviraient de juges de ligne. Le président saisit fermement son chronomètre et donna le signal de départ. L'humain partit aussitôt parmi ses palissades de papier et un policier lâcha la fourmi dans l'aquarium.
L'humain détalait. La fourmi ne bougeait pas.
En terrain inconnu, toujours éviter les gestes précipités est une vieille consigne myrmécéenne.
La fourmi commença d'ailleurs par se laver, autre consigne de base.
En terrain inconnu, on affine ses sens.
L'humain prenait de l'avance. Julie était très inquiète, les gens de la pyramide aussi. Leurs yeux étaient rivés aux écrans montrant la progression de la course. Même 103e, 24e et leurs amies qui suivaient la joute sur leur petit téléviseur ne dissimulaient pas leur anxiété. À force de vouloir choisir absolument une fourmi au hasard, ils étaient peut-être tombés sur une débile.
Allez, démarre! cria olfactivement Prince 24e, sensible à l'enjeu.
Mais la fourmi ne bougeait toujours pas. Lentement, prudemment, elle commença enfin à renifler le sol autour de ses pattes.
De son côté, l'humain pressé s'était trompé dans son parcours et se heurtait à une impasse. Il détala en sens inverse car, ignorant que la fourmi ne s'était pas encore décidée à partir, il redoutait de perdre du temps.
La fourmi fit quelques pas, tourna en rond, puis soudain, ses antennes se dressèrent.
Les fourmis spectatrices savaient ce que cela signifiait.
Julie, qui suivait le match dans le box des accusés, serra le bras de David:
– Ça y est, elle a senti l'odeur du miel!
La fourmi se mit à cheminer droit devant dans la bonne direction. L'humain, dehors, avait lui aussi découvert le bon chemin. Sur les écrans affichant leur progression, tous deux paraissaient avancer exactement à la même vitesse.
– Enfin, les chances semblent égales, constata le juge, soucieux de maintenir le suspense pour satisfaire les médias.
Par hasard, l'homme et la fourmi prenaient les mêmes virages presque simultanément.
– Je parie sur l'humain! s'exclama le greffier.
– Moi sur la fourmi! dit le premier assesseur.
Les deux champions évoluaient de façon quasi parallèle.
À un moment, la fourmi se fourvoya vers une impasse et, dans l'aquarium, Princesse 103e et les siennes frémirent de toutes leurs antennes.
Non, non, pas par là! hurlèrent-elles de toutes leurs phéromones.
Mais leurs messages olfactifs ne pouvaient circuler librement dans l'espace. Ils étaient bloqués par le plafond de Plexiglas.
– Non, non, pas par là! criaient tout aussi vainement Julie et ses amis.
L'homme, lui aussi, se dirigea vers une impasse et, cette fois, ce fut l'assistance humaine qui clama:
– Non, non, pas par là!
Les deux concurrents s'immobilisèrent, cherchant l'un et l'autre où aller.
L'homme s'avança dans la bonne direction. La fourmi s'engouffra vers nulle part. Les défenseurs de l'espèce humaine se sentaient rassérénés. Leur champion n'avait plus que deux virages à prendre et il déboucherait sur la poire rouge. Ce fut alors que la fourmi, furieuse de tourner en rond dans une impasse, prit une initiative inattendue.
Elle escalada le muret de papier.
Guidée par l'odeur proche du miel, elle galopait tout droit vers la poire rouge, sautant au fur et à mesure chaque muret, comme autant d'obstacles dans une course de haies.
Tandis que l'humain négociait ses virages au pas de course, la fourmi sauta son dernier muret, se jucha sur la poire rouge enduite de miel et déclencha la sonnerie.