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– La fourmi ne parlait donc pas?

– Les fourmis parleront le jour où les poules auront des dents!

– Hmm…, dit l'ambassadeur, il paraît que les poules sont des descendantes lointaines des dinosaures, elles ont donc peut-être déjà eu des dents…

– La conversation agaçait de plus en plus le préfet. Il tenta de s'esquiver. Mais l'ambassadeur lui prit le bras et insista:

– Et cette fourmi 103e?

– Après le procès, toutes les fourmis ont été relâchées dans la nature. Nous n'allions pas nous ridiculiser en condamnant des fourmis! Elles se feront normalement écraser par les enfants et les promeneurs.

Autour d'eux, de plus en plus de gens déployaient l'antenne de leur téléphone portable. Chacun, grâce à ces antennes artificielles, dialoguait en permanence ailleurs, tout en restant là.

L'ambassadeur se gratta le sommet du crâne.

– Et les jeunes qui ont occupé le lycée au nom de la Révolution des fourmis?

– Ils ont été libérés, eux aussi. Je crois qu'ils n'ont pas poursuivi leurs études mais qu'ils ont tous plus ou moins monté des petites entreprises d'informatique ou de services. Ça marche d'ailleurs pas mal à ce que l'on dit. Moi, je suis pour qu'on encourage les jeunes à se lancer dans les projets qui les intéressent.

– Et le commissaire Linart?

– Il a fait une mauvaise chute dans les escaliers.

L'ambassadeur commençait à perdre patience.

– A vous entendre, on croirait qu'il ne s'est rien passé!

– Je crois qu'on a beaucoup exagéré cette histoire de «Révolution des fourmis» et de procès d'insectes. Entre nous…

Il lui fit un clin d'œil.

– … C'était un peu nécessaire pour relancer le tourisme dans la région. Depuis cette histoire, la forêt accueille deux fois plus de promeneurs. C'est bien. Ça aère les poumons des gens et ça fait vivre le petit commerce local. En outre, le fait que vous vouliez vous jumeler avec notre ville doit être un peu lié à cette histoire, non?

Le Danois consentit enfin à se détendre.

– Oui, un peu, je l'avoue. Dans notre pays, ce drôle de procès a intéressé tout le monde. Certains ont meme pensé qu'il pourrait y avoir réellement un jour une ambassade fourmi auprès des hommes et une ambassade humaine auprès des fourmis.

Dupeyron eut un petit rire diplomatique.

– Il est important d'entretenir les légendes forestières. Aussi farfelues soient-elles. Pour ma part, je regrette que depuis le début du vingtième siècle il n'y ait plus d'auteurs de légendes. On dirait que ce genre littéraire est complètement tombé en désuétude. Toujours est-il que cette «mythologie» des fourmis de la forêt de Fontainebleau s'est avérée bonne pour le tourisme.

Là-dessus Dupeyron consulta sa montre, c'était l'heure du discours. Il monta sur l'estrade. Sentencieusement il sortit sa «feuille habituelle de jumelage» déjà très écornée et très jaunie, puis il déclara:

– Je lève mon verre à l'amitié entre les peuples et à la compréhension entre les êtres de bonne volonté de toutes les contrées. Vous nous intéressez et j'espère que nous vous intéressons. Quelles que soient les mœurs, les traditions, les technologies, je crois que nous nous enrichissons mutuellement, d'autant que nos différences sont importantes…

Enfin, les impatients furent autorisés à se rasseoir et à s'intéresser à leurs assiettes.

– Vous allez me prendre pour un candide mais je pensais vraiment que c'était possible! poursuivit le Danois.

– Quoi donc?

– L'ambassade des fourmis auprès des hommes.

Exaspéré, Dupeyron le fixa dans les yeux. Il fit un signe de la main comme pour figurer un grand écran de cinéma.

– Je vois très bien la scène. J'accueille Reine 103e, habillée en souveraine avec sa petite robe lamée et son diadème. Je lui remets la médaille du mérite agricole de Fontainebleau.

– Pourquoi pas? Ces fourmis pourraient être pour vous une véritable aubaine. Si vous vous en faites des alliées, elles travailleront à des tarifs incomparables. Vous les traiterez comme les habitants d'un sous-tiers-monde. Vous leur consentirez quelques colifichets et vous les pil lerez de tout ce qu'elles ont de bon et d'utilisable. N'est-ce pas ce qu'on a fait avec les Amérindiens?

– Vous êtes cynique, dit le préfet.

– Peut-on rêver d'une main-d'œuvre moins chère, plus nombreuse et aux gestes plus précis?

– C'est vrai, elles pourraient labourer les champs en masse. Elles pourraient trouver des sources d'eau souterraines.

– Elles pourraient être utilisées dans l'industrie pour les travaux dangereux ou délicats.

– Elles pourraient s'avérer d'excellentes auxiliaires militaires, que ce soit pour l'espionnage ou le sabotage, renchérit le préfet Dupeyron.

– On pourrait même envoyer des fourmis dans l'espace. Plutôt que de risquer des vies humaines, autant expédier à moindre coût des fourmis.

– Probablement. Mais… il reste un problème.

– Lequel?

– Communiquer avec elles. La machine «Pierre de Rosette» ne marche pas. Elle n'a jamais marché. Je vous l'ai dit, c'était une machine truquée. Il y avait un comparse à l'extérieur qui parlait dans un micro et se faisait passer pour un insecte.

L'ambassadeur danois semblait très déçu.

– Vous avez raison, finalement de tout cela il ne reste qu'une légende. Une légende moderne des forêts.

Ils trinquèrent et parlèrent de choses plus sérieuses.

241. ENCYCLOPEDIE

UN SIGNE: Hier il s'est passé quelque chose d'étrange, je me promenais, lorsque soudain, chez un bouquiniste mon regard fut attiré par un livre, Les Thanatonautes.

Je l'ai lu. L'auteur y affirme que la dernière frontière inconnue de l'homme est sa propre fin. Il a imaginé des pionniers qui partiraient explorer le paradis tout comme Christophe Colomb s'en est allé à la découverte de l'Amérique.

Les paysages et l'environnement sont inspirés des paradis décrits par les livres des morts tibétains et égyptiens. L'idée est étrange. J'ai interrogé le bouquiniste qui m'a dit qu'à l'époque, ce livre n'avait guère eu de retentissement. Normal. La mort et le paradis sont dans notre pays des sujets tabous. Mais, plus je regardais ce livre, Les Thanatonautes, plus je ressentais une sensation de malaise. Ce n'était pas le sujet qui me troublait, mais autre chose. J'ai eu, comme un éclair, cette idée affreuse: «Et si moi, Edmond Wells, je n'existais pas?» Je n'ai peut-être jamais existé. Je ne suis peut-être que le personnage fictif d'une cathédrale de papier. Tout comme les héros des Thanatonautes.

Eh bien, je vais traverser ce mur de papier pour directement m'adresser à mon lecteur. «Bonjour à toi qui as la chance d'être réel, c'est rare, profîtes-en!»

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

242. UN NOUVEAU CHEMIN

Dans l'ordinateur ronronnant, Infra-World, le monde virtuel jadis créé par Franchie, persiste à vivre en vase clos; plus personne ne s'intéresse à lui.

Dans ce monde qui n'existe presque pas, un peu partout, religieux et scientifiques se lancent à l'assaut d'une dimension supérieure qu'ils ont enfin admise. Un auteur de roman de science-fiction en a, le premier, émis l'hypothèse, laquelle a été confirmée grâce à des rusées et des télescopes. Ce qu'ils appellent «au-delà» est, ils en sont dorénavant convaincus, un monde d'une autre dimension. Là-bas vivent des gens comme eux mais qui perçoivent différemment le temps et l'espace.

Les gens d'Infra-World ont déduit que ceux de la dimension supérieure se servent d'un ordinateur contenant un programme qui décrit leur monde dans les moindres détails et qu'en le décrivant, ils le font exister. Les Infra-worldiens ont compris qu'ils n'ont de réalité que dans un monde illusoire, créé par des gens d'une autre dimension, détenteurs d'une technologie capables de les inventer. Tous leurs médias en ont informé la population.