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Nous nous sommes assez longtemps méprisés. Nous nous sommes assez longtemps combattus. Il est temps de coopérer, humains et fourmis, d'égal à égal.»

Un silence suivit la fin de la phrase. Puis le préfet émit un petit rire, qui peu à peu fut repris par les autres convives et amplifié.

Leurs gloussements ne cessèrent que lorsqu'on apporta le plat de résistance, de l'estouffade d'agneau au beurre.

– Assurément, ce monsieur Edmond Wells était un peu dérangé! dit la femme de l'ambassadeur japonais.

– Un fou, oui!

Julie réclama la lettre. Elle voulait l'examiner. Elle la médita longuement, comme si elle avait voulu l'apprendre par cœur.

Ses hôtes en étaient au dessert quand le préfet tira le commissaire Maximilien Linart par la manche et le convia à discuter avec lui à l'abri des oreilles indiscrètes. Là, il l'informa que ce n'était pas seulement pour l'amitié entre les peuples que tous ces industriels japonais s'étaient déplacés. Ils appartenaient à un gros groupe financier, lequel souhaitait ériger un complexe hôtelier en pleine forêt de Fontainebleau. Situé à la fois parmi des arbres centenaires et une nature encore sauvage, proche d'un château historique, il attirerait, selon eux, les touristes du monde entier.

– Mais la forêt de Fontainebleau a été déclarée réserve naturelle par arrêté préfectoral, s'étonna le commissaire.

Dupeyron haussa les épaules.

– Évidemment, nous ne sommes pas ici en Corse ou sur la Côte d'Azur où les promoteurs immobiliers mettent le feu à la garrigue pour pouvoir lotir des zones protégées. Mais nous devons tenir compte des enjeux économiques.

Comme Maximilien Linart demeurait perplexe, il précisa, d'un ton qu'il voulait persuasif:

– Vous n'êtes pas sans savoir que la région a un taux de chômeurs assez important. Cela entraîne l'insécurité. Cela entraîne la crise. Nos hôtels ferment les uns après les autres. Notre région se meurt. Si nous ne réagissons pas rapidement, nos jeunes déserteront le pays et les impôts locaux ne suffiront plus à subvenir aux besoins de nos écoles, de l'administration et de la police.

Le commissaire Linart se demanda où Dupeyron voulait en venir avec ce petit discours prononcé pour son seul bénéfice.

– Qu'attendez-vous donc de moi?

Le préfet lui tendit du gâteau aux framboises.

– Où en êtes-vous dans l'enquête sur le décès du directeur du service juridique des Eaux et Forêts, Gaston Pinson?

– C'est une affaire étrange. J'ai réclamé une autopsie au service médico-légal, répondit le policier en acceptant le dessert.

– J'ai lu dans votre rapport préliminaire que le corps a été retrouvé à proximité d'une pyramide de béton d'une hauteur d'environ trois mètres, passée inaperçue jusqu'ici parce que camouflée par de grands arbres.

– C'est bien cela. Et alors?

– Alors! Il existe donc déjà des gens qui ne tiennent aucun compte de cette interdiction de construire au milieu d'une réserve naturelle protégée. Ils ont bâti en toute quiétude, sans que nul ne s'en émeuve, ce qui constitue à coup sûr un précédent intéressant en ce qui concerne nos amis investisseurs japonais. Qu'avez-vous appris sur cette pyramide?

– Pas grand-chose, sinon qu'elle ne figure pas au cadastre.

– Il faut absolument en savoir davantage, insista le préfet. Rien ne vous empêche d'enquêter à la fois sur le décès de Pinson et sur l'érection de cette mystérieuse pyramide. Je suis certain que les deux événements sont liés.

Le ton était péremptoire. Leur conversation fut interrompue par un administré qui voulait obtenir l'aide du préfet pour une place dans une crèche.

Après le dessert les gens se remirent à danser.

Il était tard. La mère de Julie consentit à s'en aller. Comme elle s'éloignait avec sa fille, le commissaire Linart se proposa pour les raccompagner.

Un valet leur remit leurs manteaux. Linart lui glissa une pièce. Ils étaient sur le perron, attendant qu'un voitu-rier amène la berline du commissaire, quand Dupeyron lui glissa à l'oreille:

– Elle m'intéresse vraiment beaucoup cette pyramide mystérieuse. Vous m'avez compris?

28. LEÇON DE MATHEMATIQUES

– Oui, madame.

– Alors, si vous avez compris, répétez donc la question.

– Comment faire quatre triangles équilatéraux de taille égale avec six allumettes.

– Bien. Approchez de l'estrade pour nous fournir la réponse.

Julie se leva de son pupitre et marcha jusqu'au tableau noir. Elle n'avait pas la moindre idée de la réponse qu'exigeait la prof de maths. La dame la dominait de tout son haut.

Julie lança alentour un regard éperdu. La classe la lorgnait, goguenarde. Tous les autres élèves connaissaient sans aucun doute cette solution qui lui échappait.

Elle regarda l'ensemble de la classe, espérant que quelqu'un viendrait à son secours.

Les visages oscillaient entre l'indifférence amusée, la pitié et le soulagement de n'être pas à sa place.

Au premier rang, trônaient les fils à papa, impeccables et studieux. Derrière, il y avait ceux qui les enviaient et s'apprêtaient déjà à leur obéir. Venaient ensuite les moyens et les «peut mieux faire», les besogneux qui se donnaient beaucoup de mal pour peu de résultats. Tout au fond enfin, les marginaux avaient pris leurs aises près du radiateur.

Il y avait là les «Sept Nains», du nom du groupe de rock qu'ils avaient formé. Ces élèves-là se mêlaient peu au reste de la classe.

– Alors, cette réponse? réclama le professeur.

L'un des Sept Nains lui adressa des signes. Il joignait et rejoignait ses doigts, comme pour composer une forme dont elle ne distinguait pas la signification.

– Voyons, mademoiselle Pinson, je comprends que vous soyez affectée par la mort de votre père mais cela ne change rien aux lois mathématiques qui régissent le monde. Je répète: six allumettes forment quatre triangles équilatéraux de taille égale à condition… qu'on les dispose comment? Tâchez de penser autrement. Ouvrez votre imagination. Six allumettes, quatre triangles, à condition de les disposer en…

Julie plissait ses yeux gris clair. Quelle était cette forme là-bas? À présent, le garçon articulait soigneusement quelque chose, détachant bien les syllabes. Elle s'efforça de lire sur ses lèvres. Pi… ro… ni… de…

– Pironide, dit-elle.

Toute la classe éclata de rire. Son allié afficha un air désespéré.

– On vous a mal soufflé, annonça le professeur. Pas «pironide». Py-ra-mi-de. Cette forme représente la troisième dimension, elle signifie la conquête du relief. Elle rappelle qu'il est possible d'ouvrir le monde afin de pas ser d'une surface plane à un volume. N'est-ce pas… David?

En deux enjambées, elle était déjà au fond de la classe, près du susnommé.

– David, apprenez que dans la vie on peut tricher, à condition de ne pas se faire prendre. J'ai bien vu vos manigances. Regagnez votre place, mademoiselle.

Elle inscrivit sur le tableau: le temps.

– Aujourd'hui, nous avons étudié la troisième dimension. Le relief. Demain, le cours portera sur la quatrième: le temps. La notion de temps a également sa place en mathématiques. Où, quand, comment ce qui a lieu dans le passé produit son effet dans le futur. Je pourrais ainsi vous poser demain la question: «Pourquoi Julie Pinson a-t-elle pris un zéro, dans quelles circonstances et quand en obtiendra-t-elle un nouveau?»