Quelques rires moqueurs et courtisans fusèrent des premiers rangs. Julie se dressa.
– Asseyez-vous, Julie. Je ne vous ai pas demandé de vous lever.
– Non, je tiens à rester debout. J'ai quelque chose à vous dire.
– Au sujet du zéro? ironisa le professeur. Il est trop tard. Votre zéro est déjà inscrit sur votre carnet de notes.
Julie braquait ses yeux de métal gris sur le professeur de mathématiques.
– Vous avez dit qu'il importait de penser autrement, mais vous, vous pensez constamment de la même façon.
– Je vous prierais de demeurer correcte, mademoiselle Pinson.
– Je suis correcte. Mais vous enseignez une matière qui ne correspond à rien de pratique dans la vie. Vous cherchez simplement à briser nos esprits pour les rendre dociles. Si l'on s'enfonce dans le crâne vos histoires de cercles et de triangles, ensuite, on est prêt à admettre n'importe quoi.
– Vous cherchez un deuxième zéro, mademoiselle Pinson?
Julie haussa les épaules, prit son sac, marcha jusqu'à la porte qu'elle claqua dans l'étonnement général.
29. ENCYCLOPÉDIE
DEUIL DU BÉBÉ: À l'âge de huit mois, le bébé connaît une angoisse particulière que les pédiatres nomment «le deuil du bébé». Chaque fois que sa mère s'en va, il croit qu'elle ne reviendra plus jamais. Cette crainte suscite parfois des crises de larmes et les symptômes de l'angoisse. Même si sa mère revient, il s'angoissera à nouveau lorsqu'elle repartira. C'est à cet âge que le bébé comprend qu'il y a des choses dans ce monde qui se passent et qu'il ne domine pas. Le «deuil du bébé» s'explique par la prise de conscience de son autonomie par rapport au monde. Drame: «je» est différent de tout ce qui l'entoure. Le bébé et sa maman ne sont pas irrémédiablement liés, donc on peut se retrouver seul, on peut être en contact avec des «étrangers qui ne sont pas maman» (est considéré comme étranger tout ce qui n'est pas maman et, à la rigueur, papa). Il faudra attendre que le bébé atteigne l'âge de dix-huit mois pour qu'il accepte la disparition momentanée de sa mère.
La plupart des autres angoisses que l'être humain connaîtra plus tard, jusqu'à sa vieillesse: peur de la solitude, peur de la perte d'un être cher, peur des étrangers, etc., découleront de cette première détresse.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
30. PANORAMIQUE
Il fait froid, mais la peur de l'inconnu leur donne de la force. Au matin, les douze exploratrices et la vieille fourmi marchent. Il faut se hâter par les pistes et les sentes afin de mettre en garde leur cité natale contre la menace de la «pancarte blanche».
Elles parviennent à une falaise qui surplombe une vallée. Elles stoppent pour contempler le paysage et chercher le meilleur passage pour descendre.
Les fourmis disposent d'une perception visuelle différente de celle des mammifères. Chacun de leur globe oculaire est composé d'un amoncellement de tubes, eux-mêmes formés de plusieurs lentilles optiques. Au lieu d'apercevoir une image fixe et nette, elles en reçoivent une multitude de floues qui, par leur nombre, aboutissent enfin à une perception nette. Ainsi elles perçoivent moins bien les détails mais détectent beaucoup mieux le moindre mouvement.
De gauche à droite, les exploratrices voient les sombres tourbières des pays du Sud que survolent des mouches, mordorées et des taons taquins, puis les grands rochers vert émeraude de la montagne aux fleurs, la prairie jaune des terres du Nord, la forêt noire peuplée de fougères aigles et de pinsons fougueux.
L'air chaud fait remonter des moustiques que prennent aussitôt en chasse des fauvettes aux reflets cyan.
En matière de spectre des couleurs aussi, la sensibilité des fourmis est particulière. Elles distinguent parfaitement les ultraviolets et moins bien les rouges. Les informations ultraviolettes font ressortir fleurs et insectes parmi la verdure. Les myrmécéennes voient même sur les fleurs des lignes qui sont autant de pistes d'atterrissage pour les abeilles butineuses.
Après les images, les odeurs. Les exploratrices agitent leurs antennes-radars olfactives à 8000 vibrations-seconde pour mieux humer les relents alentour. En faisant tournoyer leurs tiges frontales, elles détectent les gibiers lointains et les prédateurs proches. Elles hument les exhalaisons des arbres et de la terre. La terre a pour elles une senteur à la fois très grave et très douce. Rien à voir avec son goût âcre et salé.
10e, qui a les plus longues antennes, se dresse sur ses quatre pattes postérieures pour, ainsi surélevée, mieux capter les phéromones. Autour d'elle, ses compagnes scrutent de leurs antennes plus courtes le formidable décor olfactif qui s'étend devant elles.
Les fourmis souhaiteraient emprunter le chemin le plus rapide pour regagner Bel-o-kan, passer par les bosquets de campanules qui embaument jusqu'ici et que survolent des nuées de papillons vulcains aux ailes constellées d'yeux ébahis. Mais 16e, spécialiste en cartographie chimique, signale que ce coin est infesté d'araignées sauteuses et de serpents à long nez. De plus, des hordes de fourmis cannibales migrantes sont en train de traverser l'endroit et même si l'escouade tentait de passer en hauteur, par les branchages, elle se ferait sans doute capturer par les fourmis esclavagistes que les fourmis naines ont repoussées jusqu'au nord. 5e estime que le meilleur chemin reste encore de descendre la falaise, sur la droite.
103 683e écoute attentivement ces informations. Beaucoup d'événements politiques se sont produits depuis qu'elle a quitté la fédération. Elle demande à quoi ressemble la nouvelle reine de Bel-o-kan. 5e répond qu'elle a un petit abdomen. Comme toutes les souveraines de la cité, elle se fait appeler Belo-kiu-kiuni mais elle n'a pas l'envergure des reines d'antan. Après les malheurs de l'an passé, la fourmilière a manqué de sexués. Alors, pour assurer la survie de la reine fécondée, il y a eu copulation sans envol dans une salle close.
103 683e remarque que 5e ne semble pas accorder beaucoup d'estime à cette pondeuse mais, après tout, nulle fourmi n'est obligée d'apprécier sa reine, fut-elle sa propre mère.
A l'aide de leurs coussinets plantaires adhésifs, les soldates descendent la falaise presque à la verticale.
31. MAXIMILIEN FETE SON ANNIVERSAIRE
Le commissaire Maximilien Linart était un homme heureux. Il avait une femme charmante nommée Scynthia et une adorable fille âgée de treize ans, Marguerite. Il vivait dans une belle villa et jouissait de ces deux éléments, symboles de prospérité, que sont un grand aquarium et une large et haute cheminée. À quarante-quatre ans, il lui semblait avoir tout réussi. Bon élève, bardé de diplômes, il était fier de sa carrière. Il avait résolu tant d'affaires qu'on l'avait réclamé comme enseignant à l'école de police de Fontainebleau. Ses supérieurs lui faisaient confiance et n'intervenaient pas dans ses enquêtes. Depuis peu, il s'intéressait même à la politique. Il appartenait au cercle des intimes du préfet, qui l'appréciait de surcroît comme partenaire au tennis.
En rentrant chez lui, il lança son chapeau sur le perroquet et ôta sa veste.
Dans le salon, sa fille était en train de regarder la télévision. Ses nattes blondes ramenées en arrière, elle avançait imperceptiblement son minois vers l'écran. Comme pour environ trois autres milliards d'êtres humains en cette même seconde, une lumière bleue mouvante s'inscrivait sur son visage entièrement tendu vers les images. Télécommande en main, elle zappait en quête de l'introuvable émission idéale.
Chaîne 67. Documentaire. Les parades sexuelles compliquées des chimpanzés bonobos du Zaïre ont retenu l'attention des zoologues. Les mâles se battent entre eux en se servant de leur sexe en érection comme d'une épée. Cependant, en dehors de ces parades, les bonobos ne se querellent jamais. Mieux: il semblerait que cette espèce soit parvenue à inventer la non-violence par le sexe.