Silencieuse, Julie contemplait sa grenouille et, un instant, elle eut l'impression que c'était elle-même qui, de l'autre côté du bocal, la fixait. Près d'elle, Gonzague avait déjà transpercé sa grenouille d'une vingtaine d'aiguilles inoxydables, avec des gestes précis.
Gonzague considéra sa victime. L'animal ressemblait à saint Sébastien. Mal endormie, elle cherchait à se débattre mais les aiguilles, savamment placées, l'empêchaient de se mouvoir. Comme elle ne pouvait pas crier, nul ne pouvait comprendre sa souffrance. La grenouille réussit seulement à lâcher un faible «coaa» plaintif.
– Tiens, j'en connais une bien bonne. Tu sais quel est le nerf le plus long du corps humain? demanda Gon-zague à un de ses voisins.
– Non.
– Eh bien, c'est le nerf optique.
– Ah oui! et pourquoi?
– Il suffit de tirer un poil des fesses pour que ça nous arrache une larme!
Ils s'esclaffèrent et, satisfait de sa bonne blague, Gon-zague écorcha prestement la peau, puis le muscle et trouva le nerf. Habilement, il appliqua les électrodes et la patte droite de sa grenouille fut très nettement agitée d'un soubresaut. Elle se tortilla entre les aiguilles qui la transperçaient et ouvrit la bouche, sans plus produire le moindre son tant elle était paralysée de douleur.
«Bien, Gonzague, vous avez vingt», annonça le professeur. Ayant terminé le premier, désœuvré, le meilleur élève de la classe se mit à la recherche d'autres nerfs susceptibles de provoquer d'autres mouvements réflexes tout aussi intéressants. Il dégagea de grands lambeaux de peau, souleva des muscles gris. En quelques secondes, la grenouille encore bien vivante fut entièrement débarrassée de sa peau tandis que Gonzague dénichait de nouveaux nerfs capables eux aussi de produire des spasmes curieux.
Deux de ses copains vinrent le féliciter et profiter du spectacle.
Derrière, des maladroits qui n'avaient pas osé employer suffisamment d'éther ou enfoncer suffisamment les aiguilles avaient la surprise de voir leur grenouille sauter hors du bac, le corps plus transpercé que celui d'un patient d'acupuncteur. Des grenouilles couraient à travers la salle, en dépit d'une patte totalement écorchée, et bringuebalaient leurs muscles gris-rose, provoquant à la fois gloussements et plaintes chez les élèves.
D'horreur, Julie ferma les yeux. Son propre système nerveux se transformait en un ruisseau d'acide chlorhy-drique. Elle n'avait plus le courage de rester.
Elle s'empara de son bocal et de sa grenouille. Puis quitta la salle de classe sans un mot.
Elle traversa en courant le préau du lycée, longea la pelouse carrée avec son mât central orné d'un drapeau où s'affichait la devise de l'établissement: «De l'intelligence naît la raison.»
Elle déposa le bocal et décida d'allumer un incendie dans le coin des ordures. Elle s'y reprit à plusieurs fois avec son briquet, rien à faire, le feu ne voulait pas prendre. Elle alluma bien un bout de papier et le jeta dans une poubelle mais la feuille s'éteignit aussitôt.
«Quand je pense que les journaux rappellent tout le temps qu'il suffit d'un simple mégot jeté négligemment dans la forêt pour en déboiser des hectares alors que moi, avec du papier et un briquet, je n'arrive même pas à enflammer une poubelle!» maugréa-t-elle tout en persévérant.
Il y eut enfin un début d'incendie qu'elle et la grenouille fixèrent avec autant d'attention.
– C'est beau le feu, ça va te venger, petite grenouille…, lui confia-t-elle.
Elle regarda la poubelle brûler. Le feu, c'est noir, rouge, jaune, blanc. La poubelle flambait, transformant de hideux détritus en chaleur et en couleurs. Des flammes noircirent le mur. Une petite fumée âcre s'éleva du coin des ordures.
– Adieu, lycée cruel, soupira Julie en s'éloignant.
Elle libéra la grenouille qui, sans plus contempler l'incendie, galopa à grands sauts se dissimuler dans une bouche d'égout.
Julie attendit, de loin, pour voir si le lycée allait s'embraser entièrement.
36. AU BAS DE LA FALAISE
Ça y est. C'est fini.
Les treize fourmis sont parvenues au bas de la falaise.
Soudain, 103e est prise de hoquets. Elle remue des antennes. Les autres s'approchent. La vieille exploratrice est malade. L'âge… Elle a trois ans. Une fourmi rousse asexuée jouit normalement d'une durée de vie de trois ans.
Elle a donc atteint le terme de son existence. Il n'y a que les sexuées, et plus précisément les reines, qui vivent jusqu'à quinze ans.
5e est inquiète. Elle redoute que 103e ne meure avant d'avoir tout raconté sur le monde des Doigts et la menace de la pancarte blanche. Il est indispensable de mieux les connaître. Que 103e parte maintenant serait une perte terrible pour toute la civilisation myrmécéenne. Chez les fourmis, on a plus le sens de la préciosité des couvains que de celle des vieillards mais, pour la première fois, 5e pressent un concept commun, ailleurs, exprimé dans une autre dimension: «Chaque fois qu'un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle.»
5e gave l'ancienne d'une trophallaxie aux psoques. Si manger n'a jamais ralenti la vieillesse, cela la rend plus confortable.
A nous toutees de chercher une solution pour sauver 103e, ordonne 5e.
Dans le monde des fourmis, on prétend qu'il y a des solutions pour tout. Lorsqu'on n'en trouve pas, c'est qu'on cherche mal.
103e commence à émettre des odeurs d'acide oléique, relents de mort caractéristiques des vieilles fourmis en fin de parcours.
5e rameute ses compagnes pour une communication absolue. La Communication Absolue consiste à brancher son cerveau sur des cerveaux étrangers. En se disposant en rond, les antennes ne se touchant que par leurs extrémités, leurs douze cerveaux n'en feront plus qu'un.
Question: Comment désamorcer la bombe à retardement biologique qui menace cette si précieuse exploratrice?
Les réponses se bousculent. Les idées les plus folles s'expriment. Chacune a un remède à présenter.
6e propose de gaver 103e de racines de saule pleureur, l'acide salicylique soignant, selon elle, toutes les affections. Mais on lui répond que la vieillesse n'est pas une maladie.
8e suggère qu'étant donné que c'est son cerveau qui renferme les informations précieuses, on sorte de son crâne celui de 103e pour le placer dans un corps sain et jeune. Celui de 14e par exemple. 14e n'est pas séduite par l'idée. Les autres non plus. Trop hasardeux, estime le groupe.
Pourquoi ne pas aspirer au plus vite toutes les phéro-mones de ses antennes? émet 14e.
Il y en a trop, soupire 5e.
103e toussote et toussote encore, ses labiales tremblent.
7e rappelle que si 103e était une reine, elle aurait encore douze années à vivre.
Si 103e était une reine…
5e soupèse l'idée. Faire de 103e une reine, ce n'est pas complètement impossible. Toutes les fourmis savent qu'il existe une substance saturée d'hormones, la gelée royale, qui possède la vertu de transformer un insecte asexué en sexué.
La communication s'accélère. Impossible d'utiliser la gelée royale produite par les abeilles. Les deux espèces ont désormais des caractéristiques génétiques trop différenciées. Cependant, abeilles et fourmis ont un ancêtre commun: la guêpe. Les guêpes existent toujours et certaines d'entre elles savent comment fabriquer de la gelée royale afin de créer artificiellement des reines-guêpes de substitution au cas où leur unique reine décéderait par accident.
Enfin un moyen de repousser la vieillesse. Les antennes des douze s'agitent de plus belle. Comment trouver de la gelée royale de guêpe?
12e assure connaître un village guêpe. Elle prétend avoir assisté une fois, par hasard, à la métamorphose d'un asexué en femelle. La reine était morte d'une maladie inconnue et les ouvrières avaient élu l'une des leurs pour la remplacer. Elles lui avaient donné une. mélasse sombre à ingurgiter et l'impétrante avait dégagé au bout de quelques instants des odeurs de femelle. Une autre ouvrière avait été alors désignée pour lui servir de mâle. Une substance similaire lui avait été donnée et elle avait effectivement émis des relents mâles.