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De nouveau, elle se massa le talon. Pour la première fois, il lui semblait ressentir tout ce qu'il y avait à l'intérieur de cette partie de son pied comme si ses os, ses muscles, ses tendons avaient attendu cet incident pour se manifester. À présent, ils étaient là, tous, en pleine effervescence à l'extrémité de sa jambe. Ils existaient. Ils se manifestaient par des signaux de détresse.

À voix basse, elle salua: «Bonjour, mon talon

Cela l'amusa de saluer ainsi une parcelle de son corps. Elle ne s'intéressait à son talon que parce qu'il était meurtri. Mais, à bien y réfléchir, quand donc pensait-elle à ses dents sinon lorsqu'elles présentaient des caries? De même, on ne découvrait l'existence de l'appendice qu'au moment de la crise. Il devait y avoir ainsi dans son corps des tas d'organes dont elle ignorait l'existence, simplement parce qu'ils n'avaient pas eu l'impolitesse de lui envoyer des signaux de souffrance.

Son regard revint sur la valise. Elle était fascinée par cet objet sorti des entrailles de la terre. S'en emparant, elle la secoua. La mallette était lourde. Un système de cinq molettes, chacune nantie d'un code, préservait la serrure.

La valise était faite d'un métal épais. Il aurait fallu un marteau-piqueur pour la percer. Julie considéra la serrure. Chaque molette était gravée de chiffres et de symboles. Elle les manœuvra au hasard. Elle avait peut-être une chance sur un million de découvrir la bonne combinaison.

Elle secoua encore. Il y avait quelque chose à l'intérieur, un objet unique. Le mystère commençait à exacerber sa curiosité.

Son père entra dans la chambre avec son chien. C'était un grand gaillard rouquin et moustachu. Un pantalon de golf contribuait à lui donner des allures de garde-chasse écossais.

– Ça va mieux? demanda-t-il.

Elle hocha la tête.

– Tu es tombée dans une zone à laquelle on ne peut accéder qu'en traversant une véritable muraille d'orties et de ronces, expliqua-t-il, c'est une sorte de clairière que la nature aurait préservée des curieux et des promeneurs. Elle n'est même pas signalée sur le plan. Heureusement qu'Achille a flairé que tu étais là! Que serions-nous sans les chiens?

Il flatta affectueusement son setter irlandais qui, en retour, étala une bave argentée au bas de son pantalon et jappa joyeusement.

– Ah, quelle histoire! reprit-il. C'est bizarre, cette serrure protégée par une combinaison. Il s'agit peut-être d'une sorte de coffre-fort que des cambrioleurs n'auraient pas réussi à ouvrir.

Julie secoua sa chevelure brune.

– Non, dit-elle.

Le père soupesa la chose.

– S'il y avait des pièces ou des lingots à l'intérieur, ça pèserait plus lourd et s'il y avait des liasses de billets, on les entendrait s'entrechoquer. Peut-être un sac de drogue, abandonné par des trafiquants. Peut-être une… bombe.

Julie haussa les épaules.

– Et s'il y avait dedans une tête humaine?

– Dans ce cas, il aurait fallu d'abord que des Jivaros se chargent de la réduire, contra le père. Ta mallette n'est pas assez grande pour renfermer une tête humaine normale.

Il regarda sa montre, se rappela un rendez-vous impor tant et s'éclipsa. Son chien, heureux sans aucune raison précise, le suivit en agitant la queue et en haletant bruyamment.

Julie secoua encore la valise. Aucun doute, c'était mou et s'il y avait une tête dedans, à force de la remuer en tous sens, elle lui avait sûrement brisé le nez. Du coup, la valise lui répugna et elle se dit qu'elle ferait mieux de ne plus s'en occuper. Dans trois mois, il y avait le baccalauréat et si elle ne voulait pas passer une quatrième année en terminale, l'heure était aux révisions.

Julie sortit donc son livre d'histoire et entreprit de le relire. 1789. La Révolution française. La prise de la Bastille. Le chaos. L'anarchie. Les grands hommes. Marat. Danton. Robespierre. Saint-Just. La Terreur. La guillotine…

Du sang, du sang et encore du sang. «L'Histoire n'est qu'une suite de boucheries», songea-t-elle, en plaçant un sparadrap sur l'une de ses écorchures qui s'était rouverte. Plus elle lisait, plus elle était écœurée. Penser à la guillotine lui rappela la tête coupée à l'intérieur de la valise.

Cinq minutes plus tard, armée d'un gros tournevis, elle s'attaquait à la serrure. La valise résistait. Elle prit un marteau, tapa sur le tournevis pour augmenter ses capacités de levier sans plus de résultat. Elle pensa: «Il me faudrait un pied-de-biche», et puis: «Zut, je n'y arriverai jamais.»

Elle retourna à son livre d'histoire et à la Révolution française. 1789. Le tribunal populaire. La Convention. L'hymne de Rouget de Lisle. Le drapeau bleu-blanc-rouge. Liberté-Égalité-Fraternité. La guerre civile. Mirabeau. Chénier. Le procès du roi. Et toujours la guillotiné… Comment s'intéresser à tant de massacres? Les mots lui entraient par un œil et ressortaient par l'autre.

Un grattement dans le bois d'une poutre attira son attention. Ce termite au travail lui donna une idée.

Écouter.

Elle posa une oreille contre la serrure de la valise et tourna lentement une première molette. Elle perçut comme un infime déclic. La roue dentée avait accroché son répondant. Julie recommença quatre fois l'opération. Un mécanisme finit par s'enclencher, la serrure couina. Mieux que la violence du tournevis et du marteau, la seule sensibilité de son oreille avait suffi.

Appuyé au chambranle de la porte, son père s'étonna:

– Tu as réussi à l'ouvrir? Comment?

Il examina la serrure qui inscrivait: «1+1 = 3.»

– Mmh, ne me dis rien, je sais. Tu as réfléchi. Il y a une rangée de chiffres, une rangée de symboles, une rangée de chiffres, une rangée de symboles et une rangée de chiffres. Tu as déduit qu'il s'agissait d'une équation. Tu as ensuite pensé que quelqu'un qui voudrait conserver un secret n'utiliserait pas une équation logique de type 2+2 = 4. Tu as donc essayé 1+1 = 3. Cette équation, on la retrouve souvent dans les rites anciens. Elle signifie que deux talents réunis sont plus efficaces que leur simple addition.

Le père haussa ses sourcils roux et se lissa la moustache.

– Tu t'y es vraiment prise comme ça, hein?

Julie le considéra, une lueur taquine dans ses yeux gris clair. Le père n'aimait pas qu'on se moque de lui mais il ne dit rien. Elle sourit.

– Non.

– Elle actionna le bouton. Le ressort souleva d'un coup sec le couvercle de la valise cubique.

Père et fille se penchèrent.

Les mains égratignées de Julie attrapèrent ce qu'il y avait à l'intérieur et l'apportèrent sous la lumière de la lampe de son bureau.

Il s'agissait d'un livre. Un gros livre épais d'où s'échappaient par endroits des morceaux de feuillets collés.

Un titre était calligraphié sur la couverture en grandes lettres stylisées:

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu par le Professeur Edmond Wells

Gaston maugréa.

Curieux titre. Les choses sont soit relatives, soit absolues. Elles ne peuvent être à la fois les deux. Il y a là une antinomie.

Au-dessous, et en caractères plus petits, une précision:

tome III

Au-dessous encore, un dessin: un cercle renfermant un triangle, pointe en haut, contenant lui-même une sorte de Y. À bien y regarder les branches de l'Y étaient formées de trois fourmis se touchant mutuellement les antennes. La fourmi de gauche était noire, la fourmi de droite était blanche et la fourmi du centre, constituant le tronc inversé de l'Y, était mi-blanche, mi-noire.

Enfin, sous le triangle, était répétée la formule déclenchant l'ouverture de la valise cubique: 1+1 = 3.

– On dirait un vieux grimoire, marmonna le père.

Julie, considérant la fraîcheur de la couverture, estima qu'il était au contraire très récent. Cette couverture, elle la caressa. Elle était lisse et douce au contact.