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Julie sentit une main sur son épaule.

– Laisse tomber, chuchota Ji-woong. Il ne te laissera pas le dernier mot.

Le professeur consulta sa montre.

– L'heure est passée. Vous serez contents la semaine prochaine: nous étudierons la révolution russe de 1917. Encore des famines, des massacres, des souverains tronçonnés mais, au moins, sur fond de décor de neige et de musique de balalaïka. Somme toute, les révolutions se essemblent, seuls l'environnement et le folklore les différencient.

Il eut un dernier coup d'œil en direction de Julie:

– Je compte sur vous, mademoiselle Pinson, pour m'opposer des arguments intéressants. Julie, vous faites partie de ce que je pourrais appeler les «anti-violents» violents. Ce sont les pires. Ce sont eux qui font cuire les homards à feu doux parce qu'ils n'ont pas le courage de les jeter d'un coup dans l'eau bouillante. Résultat: la bête souffre cent fois plus et beaucoup plus longtemps. Et puisque vous êtes si douée, Julie, tachez de trouver comment les bolcheviques auraient pu, «sans violence», se débarrasser du tsar de toutes les Russies. Intéressante hypothèse de travail…

Là-dessus la cloche grise se mit à sonner.

58. LE GUÊPIER

Ça ressemble à une cloche grise. Des sentinelles guêpes papetières aux dards noirs acérés tournoient autour.

Comme les blattes sont les ancêtres des termites, les guêpes sont les aïeules des fourmis. Chez les insectes, espèces anciennes et espèces évoluées continuent parfois à cohabiter. C'est comme si les humains d'aujourd'hui côtoyaient encore les Australopithèques dont ils sont issus.

Pour être primitives, les guêpes n'en sont pas moins sociales. Elles vivent en groupes dans des nids de carton, même si ces ébauches de cités ne ressemblent en rien aux vastes constructions de cire des abeilles ou de sable des fourmis.

103e et ses comparses s'approchent du nid. Il leur paraît très léger. Les guêpes construisent ce type de village en pâte à papier en mâchant longuement des fibres de bois mort ou vermoulu avec leur salive.

Des éclaireuses guêpes papetières lâchent des phéromones d'alerte en apercevant ces fourmis qui grimpent dans leur direction. Elles s'adressent des signaux de connivence avec leurs antennes et foncent, dard dressé, prêtes à tout pour repousser les intruses myrmécéennes.

Le contact entre deux civilisations est toujours un instant délicat. La violence est souvent le premier réflexe. Alors 14e imagine un stratagème pour amadouer ces guêpes papetières. Elle régurgite un peu de nourriture qu'elle tend aux guêpes. On est toujours surpris lorsque des gens censés être vos ennemis vous offrent un cadeau.

Les guêpes papetières atterrissent et s'avancent, méfiantes. 14e rabat ses antennes en arrière en signe d'absence de volonté de combattre. Une guêpe lui tapote le crâne du bout des siennes pour voir comment elle va réagir; 14e ne réagit pas. Les autres Belokaniennes rabattent aussi leurs antennes en arrière.

Une guêpe papetière émet en langage olfactif qu'ici elles se trouvent en territoire guêpe et que des fourmis n'ont rien à y faire.

14e explique que l'une d'elles veut se nantir d'un sexe et que l'opération est indispensable à la survie de leur groupe tout entier.

Les éclaireuses guêpes papetières dialoguent entre elles. Leur façon de converser est très particulière. Elles ne font pas qu'émettre des phéromones, elles se parlent aussi par de grands mouvements d'antennes. Elles expriment la surprise en les dressant, la méfiance en les dardant en avant et l'intérêt en n'en pointant qu'une seule. Parfois, l'extrémité de leurs antennes molles caresse l'extrémité de celles de leur interlocutrice.

103e s'avance à son tour et se présente. C'est elle qui désire un sexe.

Les guêpes lui tapotent le crâne puis lui proposent de les suivre. Qu'elle vienne, mais seule.

103e pénètre dans le fruit de papier qui s'avère bien être un nid.

L'entrée est surveillée par de nombreuses sentinelles. C'est normal. Il n'y a pas d'autre issue, c'est seulement par là que des ennemis peuvent attaquer le nid et c'est par ce trou aussi qu'il est possible de maîtriser la température interne de la cité. Les sentinelles agitent leurs ailes, précisément pour créer des courants d'air à l'intérieur de celle-ci.

Bien qu'elles soient les ancêtres des fourmis, ces guêpes-ci semblent très évoluées. Leur nid est composé de rayons parallèles en papier, horizontaux, supportant chacun une seule rangée d'alvéoles. Comme dans les ruches d'abeilles, ces alvéoles sont de forme hexagonale.

Des piliers de dentelle grise finement mâchouillés relient les divers rayons. Plusieurs couches de papier mâché et de carton protègent les cloisons externes du froid et des chocs. 103e connaît déjà un peu les guêpes. À Bel-o-kan, des nourrices instructrices lui ont appris comment vivent ces insectes.

À l'inverse d'une ruche d'abeilles, cité permanente, le guêpier, lui, ne dure qu'une saison. Au printemps, une reine guêpe, chargée d'une multitude d'œufs, part à la recherche d'un lieu où implanter son nid. Lorsqu'elle l'a trouvé, elle construit une alvéole de carton dans laquelle elle dépose ses œufs. Quand ils éclosent, elle nourrit les larves de proies qu'elle passe ses journées à tuer. Les larves mettent quinze jours à se transformer en ouvrières opérationnelles. Après quoi, la mère fondatrice se cantonne à la ponte.

103e voit les couvains. Comment les œufs et les larves peuvent-ils tenir sans tomber dans des alvéoles dirigées vers le bas? 103e observe et comprend. Les nourrices collent œufs et jeunes larves au plafond au moyen d'une sécrétion adhésive. Les guêpes n'ont pas inventé que le papier et le carton, elles ont aussi découvert la colle.

Il faut dire que, dans le monde animal, le clou et les vis n'ayant pas été inventés, la colle est le moyen le plus répandu pour lier les matières. Certains insectes savent d'ailleurs fabriquer une colle si dure et au séchage si rapide qu'elle se transforme en matière rigide en une seconde.

103e remonte le couloir central. Il y a des passerelles de carton à chaque étage. Chaque niveau est percé en son centre d'un trou qui lui permet de communiquer avec les autres. L'ensemble est cependant beaucoup moins impressionnant que la grande ruche d'or des abeilles. Tout ici est gris et léger. Des ouvrières jaune et noir, le front bardé de dessins effarants, fabriquent de la pâte à papier en broyant du bois. Elles en tricotent ensuite des murs ou des alvéoles, en vérifiant régulièrement l'épaisseur de leur ouvrage à l'aide de leurs antennes recourbées en pinces.

D'autres transportent de la viande: mouches et chenilles anesthésiées qui ne comprendront que trop tard leur malchance. Une partie de ce butin est destinée aux larves, ces vers affamés qui se tortillent sans cesse pour réclamer à manger. Les guêpes sont les seuls insectes sociaux à nourrir leur progéniture avec de la viande crue même pas triturée.

La reine des guêpes circule au milieu de ses filles. Elle est plus grosse, plus lourde, plus nerveuse. 103e la hèle de quelques phéromones. L'autre consent à s'approcher et la vieille fourmi rousse lui explique la raison de sa visite. Elle a plus de trois ans et sa mort est proche. Or, elle est seule détentrice d'une information capitale qu'il lui faut délivrer à sa cité natale. Elle ne veut pas mourir avant d'avoir accompli sa mission.

La reine des guêpes papetières palpe 103e du bout de ses antennes pour bien percevoir ses odeurs. Elle ne comprend pas pourquoi une fourmi réclame de l'aide à une guêpe. Normalement, c'est chacun pour soi. Il n'existe pas d'entraide entre les espèces. 103e souligne que dans son cas, il lui est impossible d'agir sans s'adresser à des étrangères. La fourmi ne sait pas préparer la gelée hormonale indispensable à sa survie.