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103e est maintenant femelle. 103e est maintenant princesse.

Dans sa tête, un feu d'artifice se déchaîne comme si, tout à coup, son cerveau ouvrait toutes leurs petites portes pour laisser rentrer la lumière.

Toutes les vannes s'ouvrent. Tous ses sens se décuplent. Elle ressent tout plus fort, plus douloureusement, plus profondément.' Elle perçoit son corps comme un ensemble très sensible, qui vibre à la moindre onde extérieure. Ses yeux sont envahis de taches multicolores, ses antennes lui piquent comme si elles étaient soudain recouvertes d'alcool pur et elle craint de les perdre.

Ce n'est pas vraiment agréable, mais c'est très fort.

Elle se sent si impressionnable qu'elle a envie de creuser le sol pour se cacher et se protéger de toutes ces myriades d'informations auditives, olfactives, lumineuses, qui affluent de partout pour se déverser dans son cerveau. Elle perçoit des émotions inconnues, des sensations abstraites, des odeurs qui s'expriment par des couleurs, des couleurs qui s'expriment par des musiques, des musiques qui s'expriment par des sensations tactiles, des sensations tactiles qui s'expriment par des idées.

Ces idées affluent en remontant de son cerveau comme une rivière souterraine qui jaillirait pour se transformer en fontaine. Chaque goutte d'eau de cette fontaine est un instant de son passé qui revient, mais éclairé par ses nouveaux sens et sa capacité nouvelle de percevoir émotions et abstractions.

Tout s'éclaire d'un jour nouveau. Tout est différent, plus subtil, plus complexe, tout émet bien plus d'informations qu'elle ne le croyait.

Elle prend conscience que jusqu'ici, elle n'a vécu qu'à moitié. Son cerveau s'élargit. Elle l'utilisait à 10 % de sa capacité, avec cette mixture hormonale, elle est peut-être passée à 30 %.

Qu'il est agréable d'avoir ses sens décuplés! Qu'il est agréable pour une fourmi si longtemps asexuée de devenir soudainement, par la magie de la chimie, une sexuée sensible.

Elle reprend peu à peu contact avec le réel. Elle est dans un guêpier. Dans la chaleur artificielle de ce nid de papier gris, elle ne sait même plus s'il fait nuit ou s'il fait jour. Il doit probablement faire nuit. C'est peut-être déjà le matin.

Combien d'heures, de jours, de semaines se sont écoulés depuis qu'elle a ingurgité la gelée royale? Elle n'a pas perçu le temps passer. Elle a peur.

La reine lui dit quelque chose.

68. LEÇON DE GYMNASTIQUE

– Allez, vous vous mettez en short et vous commencez par une petite foulée.

Tout autour ça bourdonnait. Certains étiraient leurs membres, beaucoup s'activaient et prenaient leur place sur la ligne de départ.

La journée débutait par la leçon de gymnastique.

– En ligne, j'ai dit. Je ne veux voir qu'une tête. À mon top départ, vous courez le plus vite que vous pouvez, levez bien les cuisses, allongez vos foulées, donnez-vous à fond, vous faites huit tours et je vous chronomètre, annonça le professeur. Vous êtes vingt, vous aurez donc la note de votre place. Le premier aura vingt et le dernier un.

Coup de sifflet strident, départ.

Julie et les Sept Nains obtempérèrent sans grande conviction. Ils avaient hâte que les cours se terminent afin de retourner à la salle de musique élaborer de nouveaux morceaux.

Ils arrivèrent bons derniers.

– Alors, on n'aime pas courir, Julie?

Julie haussa les épaules et ne prit pas la peine de répondre. La prof de gym était très costaude. Ancienne nageuse sélectionnée pour les jeux Olympiques, elle avait été en son temps repue d'hormones masculines pour lui donner du muscle et de la vigueur.

La prof annonça que le prochain exercice consisterait à grimper à la corde.

Julie s'accrocha, se balança d'avant en arrière, fit mine de prendre son élan, grimaça joliment sous l'effort sans parvenir à se soulever de plus d'un mètre.

– Allez, du nerf, Julie!

La jeune fille sauta à terre.

– Dans la vie, ça ne sert à rien de savoir grimper à la corde. On n'est plus dans la jungle. Il y a des ascenseurs et des escaliers partout.

Déconcertée, la prof de gym préféra lui tourner le dos et s'occuper d'élèves plus soucieux de leur musculation.

Récréation, suivie d'un cours d'allemand dont l'enseignante était régulièrement chahutée par ses élèves. Ils lui lançaient des œufs, des boules puantes, des boulettes de papier mâché à l'aide de sarbacanes. Julie ne supportait pas ces persécutions mais elle n'avait pas le courage d'intervenir contre l'ensemble de la classe.

Il était finalement plus facile d'affronter les professeurs que les élèves. Elle se trouva lâche. Elle ressentit de la compassion pour cette femme.

La cloche. Le cours de philosophie succédait à celui d'allemand. Le professeur entra dans la salle de classe et salua sa malheureuse consœur avec beaucoup de courtoisie. Il était son exact contraire. Toujours détendu, toujours le mot pour rire, il était très populaire dans l'établissement. Il donnait l'impression de tout savoir et de se promener nonchalamment dans l'existence en ignorant l'angoisse. Beaucoup de filles en étaient plus ou moins amoureuses. Certaines allaient jusqu'à lui confier leurs problèmes d'adolescentes et il jouait alors à la perfection le rôle de confident.

Thème du jour: la «révolte». Il inscrivit le mot magique au tableau, prit son temps puis commença:

– On constate vite dans l'existence que le plus facile est toujours de dire «oui». «Oui» permet de s'intégrer parfaitement dans la société. Acquiescez à leurs demandes et les autres vous accueilleront volontiers. Pourtant, il survient un moment où ce «oui» qui, jusqu'ici, ouvrait les portes soudain nous les ferme. C'est peut-être cela le passage à l'adolescence: l'instant où l'on apprend à dire «non».

Une fois de plus, il était parvenu à captiver ses élèves.

– Le «non» a au moins autant de pouvoir que le «oui». Le «non», c'est la liberté de penser différemment. «Non» affirme le caractère. «Non» effraie ceux qui disent «oui».

Le professeur de philosophie préférait arpenter la classe plutôt que de dispenser son savoir depuis son bureau. De temps en temps, il s'arrêtait, s'asseyait sur le rebord d'une table et prenait un élève à partie. Il poursuivit:

– Mais tout comme le «oui», le «non» a ses limites. Dites «non» à tout et vous vous retrouverez bloqués, isolés, sans plus d'échappatoires. Le passage à l'âge adulte, c'est le moment où l'on a appris à alterner les «oui» et les «non» sans plus acquiescer à tout ou tout refuser de façon systématique. Il ne s'agit plus de vouloir intégrer la société à tout prix ou de la rejeter en bloc. Deux critères doivent motiver le choix du «oui» ou du «non»: 1) l'analyse des conséquences futures à moyen et long terme; 2) l'intuition profonde. Distribuer les «oui» et les «non» à bon escient relève plus de l'art que de la science. Ceux qui savent dire «oui» ou «non» à bon escient finissent par gouverner non seulement leur entourage mais, ce qui est plus important, par se gouverner eux-mêmes.

Les filles du premier rang buvaient ses paroles, plus attentives au son de la voix qu'aux mots qu'il prononçait. Le professeur de philosophie mit les mains dans les poches de son jean et s'assit sur le pupitre de Zoé.

– Pour résumer, je vous rappellerai ce vieil adage populaire: «Il est stupide de ne pas être anarchiste à vingt ans mais… il est encore plus stupide de l'être encore passé trente.»

Il inscrivit la phrase au tableau.

Des stylos avides de tout noter grattaient les pages des cahiers. Certains élèves prononçaient en silence la phrase pour bien en mémoriser les syllabes au cas où on la leur demanderait à l'oral du bac.

– Et quel âge avez-vous, monsieur? interrogea Julie.

Le professeur de philosophie se retourna.