La mère de Julie ouvrit bruyamment la porte de la chambre.
– Il est neuf heures, Julie. Je sais que tu ne dors plus. Lève-toi, il faut que nous parlions.
Julie se redressa sur ses coudes et se frotta les yeux. Puis, instinctivement, elle se frotta la bouche. Elle sentit les deux bourrelets humides. Ouf! Elle tâta avec sa main pour vérifier si elle avait bien une langue et des dents.
Sa mère s'immobilisa sur le seuil, la fixant avec l'air de se demander si, cette fois, ce n'était pas un psychiatre qu'il fallait contacter.
– Allons, lève-toi.
– Oh non! maman! Pas maintenant, pas si tôt!
– J'ai deux mots à te dire. Depuis la mort de ton père, tu vis comme si rien ne s'était passé. Es-tu sans cœur? C'était ton père, tout de même.
Julie enfonça sa tête sous l'oreiller pour ne plus l'entendre.
– Tu t'amuses, tu traînes avec une bande de lycéens comme si de rien n'était. La nuit dernière, tu es allée jusqu'à découcher. Alors, Julie, nous devons discuter toutes les deux.
Elle souleva un coin d'oreiller, contempla sa mère. La douairière avait encore maigri.
La mort de Gaston semblait avoir apporté un regain de forces à sa veuve. Il faut dire qu'en plus d'un nouveau régime la mère avait entamé une psychanalyse. Cela ne lui suffisait pas de faire rajeunir son corps, elle voulait de surcroît régresser en esprit.
Julie savait que, se conformant à la grande mode, sa mère consultait un psychanalyste rebirth. Non seulement ces praticiens remontaient à l'enfance afin d'y déceler et d'y dénouer les traumatismes oubliés mais ils faisaient revenir leurs patients au lointain stade fœtal. Julie se demanda si sa mère, qui veillait toujours à assortir son âge spirituel à son âge vestimentaire, ne finirait pas par se vêtir d'une grenouillère garnie d'une couche-culotte ou même par se lover dans un cordon ombilical en plastique.
Encore heureux que sa mère n'ait pas opté pour un psychanalyste «réincarnation». Ceux-là poursuivaient la marche arrière plus loin que le fœtus, plus loin que l'ovule, jusqu'à la vie précédente. Julie aurait alors vu sa mère revêtir la défroque de la personne qu'elle était avant sa renaissance.
– Julie, allons, ne fais pas l'enfant! Lève-toi!
Julie ne fut plus qu'une petite boule pelotonnée au fond de son lit et s'enfonça les doigts dans les oreilles. Ne plus voir, ne plus entendre, ne plus sentir.
Mais la main de la réalité vint soulever les draps et le visage maternel lui apparut au fond de son terrier.
– Julie, je suis sérieuse. Il faut que nous parlions franchement, face à face.
– Laisse-moi dormir, maman.
La mère hésitait quand son regard fut attiré par un livre ouvert, sur la table de chevet.
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu par le Pr Edmond Wells, tome III.
L'ouvrage avait été mis en cause par le psychothérapeute. Sa fille étant toujours sous les draps, sans un bruit, elle s'en saisit.
– D'accord, tu peux dormir encore une heure mais, ensuite, on parle.
La mère ramena le livre dans la cuisine et le feuilleta. Il y était question de révolution, de fourmis, de remise en question de la société, de stratégies de combat, de techniques de manipulation des foules. Il y avait même des recettes permettant de confectionner des cocktails Molotov.
Le psychothérapeute avait raison. Il avait bien fait de lui téléphoner pour la mettre en garde contre cette prétendue encyclopédie qui pervertissait sa fille. Ce livre était un manuel subversif, elle en était sûre.
Elle le dissimula au fond du placard, sur l'étagère la plus haute.
– Où est mon livre?
La mère de Julie se félicita. Elle avait découvert la clé du problème. Supprimez la drogue et l'intoxiqué entre en manque. Sa fille était toujours en quête d'un maître, ou d'un père. Il y avait eu d'abord ce professeur de chant, maintenant cette mystérieuse encyclopédie. Elle se promit de détruire un par un ces tigres de papier jusqu'à ce que sa fille reconnaisse qu'elle n'avait qu'un seul recours: sa mère.
– Je l'ai caché et c'est pour ton bien. Un jour, tu m'en remercieras.
– Rends-moi mon livre, gronda Julie.
– Inutile d'insister.
Julie avança vers le placard; sa mère y rangeait toujours tout. Elle répéta, détachant soigneusement les mots:
– Rends-le-moi, immédiatement.
– Les livres peuvent être dangereux, plaida la mère. Avec le Capital, on a eu soixante-dix ans de communisme.
– Oui, et à cause du Nouveau Testament, on a eu cinq cents ans d'Inquisition. Dont tu es issue.
Julie découvrit l'Encyclopédie et la tira du placard où elle était prisonnière. Ce livre avait tout autant besoin d'elle qu'elle avait besoin de lui.
Sa mère resta les bras ballants à la regarder le serrer contre elle. Julie tourna les talons. À une patère, dans le couloir, elle décrocha le long imperméable noir qui lui tombait aux chevilles, en recouvrit sa chemise de nuit, prit son petit sac à dos, fourra le livre dedans et sortit en courant.
Achille la suivit, assez satisfait qu'ont ait enfin compris qu'il préférait faire sa promenade le matin et au pas de course.
– Waf, waf, waf! émit le chien, galopant de bonne humeur.
Julie, reviens tout de suite! cria la mère, depuis le seuil de la maison.
La jeune fille héla un taxi en maraude.
– Et où va-t-on, ma petite dame?
Elle lui donna l'adresse du lycée; elle devait rejoindre au plus vite l'un des Sept Nains.
72. EN CHEMIN
ARGENT:
L'argent est un concept abstrait unique inventé par les Doigts.
Les Doigts ont trouvé ce mécanisme astucieux pour ne pas avoir à échanger des objets encombrants.
Plutôt que de transporter un grand volume d'aliments, ils transportent des morceaux de papier peints et ces morceaux ont la même valeur que les aliments.
Vu que tout le monde est d'accord, cet argent peut être échangé contre de la nourriture.
Quand on parle d'argent avec les Doigts, tous vous disent qu 'ils n 'aiment pas l'argent et qu 'ils regrettent que leur société ne soit construite que sur l'importance de l'argent.
Pourtant, leurs documentaires historiques le montrent; avant l'argent, le seul moyen de faire circuler les richesses était… le pillage.
C'est-à-dire que les Doigts les plus violents arrivaient dans un endroit, tuaient les mâles, violaient les femelles et volaient tous leurs biens.
10e profite d'un instant de repos dû à un excès de fraîcheur pour interroger 103e. À l'abri d'une caverne, elle prend sous la dictée les précieuses informations sur la vie et les mœurs doigtesques pour en remplir sa phéromone-mémoire zoologique. Princesse 103e ne se fait pas prier.
Les autres fourmis s'approchent pour bénéficier elles aussi du récit. 103e parle ensuite de la rer réduction des Doigts.