Quand elle regardait leur télévision, 103 e aimait tout particulièrement voir ce qu'ils nommaient des «films pornographiques».
Les douze se rapprochent encore pour mieux humer ce nouveau trait des mœurs doigtesques.
C'est quoi des «films pornographiques»? demande 16e.
103e explique que les Doigts accordent beaucoup d'importance à leur copulation. Ils filment les meilleurs copu-lateurs pour les donner en exemple aux mauvais copulateurs.
Et qu 'est-ce qu 'on voit dans les films pornographiques?
103e n'a pas tout compris, mais, en général, il y a une femelle doigte qui arrive et qui mange le sexe du mâle. Puis ils s'emboîtent parfois à plusieurs comme les punaises des lits.
Ils ne copulent pas en planant, ailes déployées? demande 9e.
Non, 103e affirme que les Doigts copulent au sol, en se roulant comme des limaces. D'ailleurs, le plus souvent ils bavent comme des limaces.
Les fourmis sont très intéressées par cette forme de sexualité primitive. Toutes savent que les ancêtres des fourmis il y a plus de 120 millions d'années avaient une sexualité de ce type. Juste se traîner au sol et se frotter en s'emboîtant. Les fourmis se disent que, dans ce domaine-là, les Doigts sont bien en retard. L'amour en vol, en planant dans es trois dimensions, est bien plus exaltant que l'amour en deux dimensions, collés au sol.
Dehors le temps se réchauffe.
Les fourmis et leur princesse n'ont plus de temps à perdre en bavardages. Il faut faire vite si elles veulent sauver la Cité de la terrible menace de la pancarte blanche.
À l'avant, Princesse 103e n'en finit pas de s'enivrer du bonheur d'avor un sexe. Même son organe de Johnston, sensible aux champs magnétiques terrestres, fonctionne mieux.
C'est beau la vie. C'est beau le monde.
Grâce à cet organe particulier, la fourmi perçoit avec une étonnante acuité les ondes telluriques.
La Terre est, à sa surface, traversée d'ondes vibratoires. L'écorce terrestre est parcourue de veines d'énergie magnétique que 103e percevait à peine lorsqu'elle était asexuée mais qu'elle est maintenant presque à même de visualiser comme de longues racines.
Elle conseille aux douze de continuer à marcher sans plus quitter un de ces canaux vibratoires.
En suivant les veines invisibles de la Terre, on la respecte et, en échange, elle nous protège.
Elle pense aux Doigts qui, eux, ne savent pas discerner les champs magnétiques. Ils construisent leurs autoroutes n'importe où, ils coupent de murs les pistes ancestrales des migrations animales. Ils bâtissent leurs nids dans des zones magnétiquement néfastes et s'étonnent après d'avoir des migraines.
Pourtant, certains Doigts, paraît-il, connaissaient jadis le secret des veines magnétiques de la Terre. Elle en avait entendu parler à la télévision. Jusqu'au Moyen Âge, la plupart des peuples attendaient que leurs prêtres aient détecté un nœud magnétique positif avant d'ériger un temple. Tout comme les fourmis, qui, elles aussi, avant d'installer leur cité recherchent un «nœud magnétique». Et puis, à la Renaissance, les Doigts se sont mis à croire qu'avec leur seule raison, ils pouvaient tout comprendre et n'avaient donc plus besoin d'interroger la nature avant d'entreprendre quoi que ce soit.
Les Doigts ne cherchent plus à s'adapter à la Terre, ils veulent que la Terre s'adapte à eux, se dit la princesse.
73. ENCYCLOPEDIE
STRATÉGIE DE MANIPULATION DES AUTRES: La population se divise en trois groupes. Il y a ceux qui parlent avec pour référence le langage visuel, ceux qui parlent avec pour référence le langage auditif, ceux qui parlent avec pour référence le langage corporel.
Les visuels disent tout naturellement: «Tu vois», car ils ne parlent que par images. Ils montrent, observent, décrivent par couleurs, précisent «c'est clair, c'est flou, c'est transparent». Ils utilisent des expressions comme «la vie en rose», «c'est tout vu», «une peur bleue».
Les auditifs disent tout naturellement: «Tu entends.» Ils parlent avec des mots sonores évoquant la musique et le bruit: «sourde oreille», «son de cloche» et leurs adjectifs sont: «mélodieux», «discordant», «audible», «retentissant». Les sensitifs corporels disent tout naturellement: «Tu sens.» Ils parlent par sensations: «tu saisis», «tu éprouves», «tu craques». Leurs expressions: «En avoir plein le dos», «à croquer». Leurs adjectifs: «froid», «chaleureux», «excité/ calme». L'appartenance à un groupe se reconnaît à la façon dont un interlocuteur bouge les yeux. Si, lorsqu'on lui demande de rechercher un souvenir, il commence par lever les yeux vers le haut, c'est un visuel. S'il dirige son regard vers le côté, c'est un auditif. S'il baisse les yeux comme pour mieux rechercher les sensations en lui, c'est un sensitif. Une telle connaissance permet d'agir sur tous les types d'interlocuteurs en jouant sur les trois registres linguistiques.
De là, on peut aller plus loin en créant des points d'ancrage physiques. L'action consiste à appliquer un point de pression sur une partie de son interlocuteur lorsqu'on veut le stimuler au moment de lui transmettre un message important, tel que «je compte sur toi pour mener à bien ce travail». Si, à ce moment, on exerce une pression sur son avant-bras, il sera stimulé à chaque nouvelle pression sur ce même avant-bras. C'est là une forme de mémoire sensorielle.
Attention cependant à ne pas la faire fonctionner à l'envers. Un psychothérapeute qui accueille son patient en lui tapotant l'épaule tout en le plaignant: «Alors, mon pauvre ami, cela ne va donc pas mieux», aura beau pratiquer la meilleure thérapie du monde, son patient retrouvera instantanément toutes ses angoisses si, au moment de le quitter, il réitère son geste.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
74. DES PORCS ET DES PHILOSOPHES
Le chauffeur était un boute-en-train. Il devait s'ennuyer à mourir tout seul dans son taxi car il parlait sans reprendre haleine à sa jeune cliente. En cinq minutes, il lui narra sa vie qui, naturellement, était particulièrement inintéressante.
Comme Julie demeurait coite, il proposa de lui raconter une histoire drôle. «Ce sont trois fourmis qui se promènent à Paris sur les Champs-Elysées et soudain, une Rolls Royce s'arrête avec, dedans, une cigale vêtue d'un costume de fourrure et de paillettes. "Salut les copines", dit-elle en baissant la vitre. Les fourmis considèrent avec étonnement la cigale qui mange du caviar et boit du Champagne. "Salut, répondent les fourmis. Tu as l'air d'avoir bien réussi, dis donc! – Ah ouais! le show-biz, ça paie bien de nos jours. Je suis une star. Vous voulez un peu de caviar? – Euh, non, merci", disent les fourmis. La cigale remonte sa vitre et ordonne à son chauffeur de démarrer. La limousine partie, les fourmis se dévisagent, atterrées, et l'une d'elles exprime ce que toutes sont en train de penser: "Quel imbécile, ce Jean de La Fontaine!"»
Le taxi rit tout seul. Julie esquissa une petite moue d'encouragement et elle se dit que plus la crise spirituelle de la civilisation approchait, plus les gens racontaient des blagues. Ça évitait de dialoguer vraiment.
– Vous voulez que je vous en raconte une autre?
Le conducteur continua à parler tout en empruntant de prétendus raccourcis qu'il assurait être seul à connaître.
L'artère principale de Fontainebleau était bloquée par une manifestation d'agriculteurs, lesquels réclamaient davantage de subventions, moins de terres en jachère et l'arrêt des importations de viande étrangère. «Sauvons l'agriculture française» et «Mort aux cochons d'importation», proclamaient leurs pancartes.