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Ils s'étaient emparés d'un camion transportant des porcs en provenance de Hongrie et entreprenaient d'inonder de pétrole les cages des animaux. Ils lancèrent des allumettes. Les hurlements des bêtes en train de brûler vives s'élevèrent, horribles. Julie n'aurait jamais cru qu'un cochon pouvait ainsi vociférer. Les cris étaient presque humains! Et l'odeur de chair grillée était épouvantable. À l'heure de l'agonie, les cochons semblaient vouloir révéler leur parenté avec l'homme.

– Je vous en conjure, partons d'ici!

Les porcs hurlaient toujours et Julie se souvint qu'en cours de biologie, le professeur avait dit que le seul animal propre à des greffes d'organes sur des humains était le cochon. Soudain, la vision de mort de ces cousins inconnus lui fut totalement insupportable. Les cochons la regardaient avec des airs suppliants. Leur peau était rose. Leurs yeux étaient bleus. Julie voulait s'éloigner de ce lieu de supplice, et vite.

Elle jeta un billet au chauffeur et quitta la voiture pour s'enfuir à pied.

Tout essoufflée, elle parvint enfin au lycée et se dirigea droit vers la salle de musique en espérant que personne ne la remarquerait.

– Julie! Que faites-vous ici ce matin? Votre classe n'a pas cours.

Le philosophe aperçut un coin de chemise de nuit rose sous le col de l'imperméable noir.

– Vous allez prendre froid.

Il lui proposa une boisson chaude à la cafétéria et, comme les autres n'étaient pas encore arrivés, elle accepta.

– Vous êtes un type bien. Vous ne ressemblez pas à la prof de maths. Elle, elle ne cherche qu'à me dévaloriser.

– Vous savez, les professeurs sont des gens comme les autres. Il y en a des bien et des moins bien, des intelligents et des moins intelligents, des gentils et des moins gentils. Le problème, c'est que les enseignants, eux, ont l'occasion d'influencer quotidiennement au moins trente êtres jeunes et donc malléables. Énorme responsabilité. Nous sommes les jardiniers de la société de demain, comprends-tu?

D'un coup, il était passé au tutoiement.

– Moi, ça me ferait peur d'être prof, déclara Julie. En plus, quand je vois comme la prof d'allemand se fait chahuter, ça me donne des frissons dans le dos.

– Tu as raison. Pour enseigner, il faut non seulement bien connaître sa matière mais, en plus, être un brin psychologue. Entre nous d'ailleurs, je pense que tous les professeurs sont inquiets à l'idée d'affronter une classe. Alors, certains revêtent le masque de l'autorité, d'autres jouent les savants ou, comme moi, les copains.

Il repoussa son siège de plastique et lui tendit un trousseau de clés.

– J'ai un cours maintenant mais si tu veux te reposer ou te restaurer un peu, j'habite l'immeuble là, au coin de la place. Troisième étage à gauche. Tu peux y aller, si tu veux. Après une fugue on a besoin d'un petit havre de paix.

Elle remercia tout en déclinant l'offre. Ses copains du groupe de rock devaient bientôt arriver et ils l'hébergeraient sans problème.

Le professeur la considérait avec un regard franc et cordial. Elle se sentit obligée de lui donner quelque chose en retour. Une information. Ce fut plus sa bouche qui parla que sa cervelle.

– C'est moi qui ai mis le feu dans le coin des pou belles.

L'aveu ne parut pas particulièrement surprendre le professeur de philosophie.

– Mmm… Tu te trompes d'adversaire. Tu agis à courte vue. Le lycée n'est pas une fin mais un moyen. Sers-t'en au lieu de le subir. Ce système scolaire, il a quand même été conçu pour vous aider. L'éducation rend les êtres plus forts, plus conscients, plus solides. Tu as de la chance de fréquenter ce lycée. Même si tu t'y sens mal, il t'enrichit. Quelle erreur que de vouloir détruire ce que tu ne sais pas utiliser!

75. DIRECTION LE FLEUVE D'ARGENT

Les treize fourmis utilisent une branchette pour franchir un ravin vertigineux. Elles sillonnent une jungle de pissenlits. Elles dévalent une pente abrupte de fougères.

En bas, elles aperçoivent une figue qui a éclaté après avoir chuté de son arbre. Ce volcan de sucre en éruption richement coloré de violet, de vert, de rose et de blanc attire déjà des moucherons hystériques. Les fourmis s'autorisent un arrêt-buffet. Que c'est bon, les fruits!

Il y a des questions que les Doigts ne se posent plus. Par exemple: pourquoi les fruits ont bon goût? Pourquoi les fleurs sont belles?

Nous, les fourmis, savons.

Princesse 103e se dit qu'il faudrait qu'il y ait, comme 10e, un Doigt qui prenne la peine un jour de faire une phéromone zoologique sur le savoir myrmécéen. Elle pourrait ainsi leur apprendre pourquoi les fruits ont bon goût et pourquoi les fleurs sont belles.

Si elle rencontrait ce Doigt, elle lui dirait que les fleurs sont belles et odorantes pour attirer les insectes. Car ce sont les insectes qui répandent leur pollen et permettent leur reproduction.

Les fruits sont délicieux, dans l'espoir d'être mangés par des animaux qui vont les digérer et recracher leur noyau ou leurs pépins durs plus loin parmi leurs excréments. Subtile stratégie végétale: non seulement la semence de l'arbre fruitier se répand mais, de plus, elle est aussitôt approvisionnée en compost pour la fertiliser.

Tous les fruits sont en concurrence pour se faire manger et donc se répandre dans le monde. Pour eux, évoluer, c'est améliorer encore leur saveur, leur aspect et leur parfum, les moins tentants étant condamnés à disparaître.

À la télévision cependant, 103e avait vu que les Doigts parvenaient à produire des fruits sans graines: melon, pastèque ou raisin sans pépins. Simplement par paresse à recracher ou à digérer les graines, les Doigts étaient en train de rendre stériles des espèces entières. Elle se dit que la prochaine fois qu'elle aurait l'occasion de parler avec des Doigts, elle leur conseillerait de laisser leurs pépins aux fruits, et tant pis si cela les obligeait à les recracher.

En tout cas, cette figue fraîche qu'elles dévorent n'aurait pas de difficulté à se faire manger et digérer. Les treize se baignent dans son jus sucré. Elles se fourrent la tête dans sa chair molle, elles se crachent au visage les graines, elles nagent dans la gelée de sa pulpe.

Leurs jabots stomacal et social remplis à ras bord de fructose, les fourmis reprennent la route. Elles passent par des sentiers cernés de chicorées et d'églantiers. 16e éter-nue. Elle est allergique au pollen d'églantier.

Bientôt, elles aperçoivent au loin un trait d'argent: le fleuve. Princesse 103e lève les antennes et se repère très bien. Elles sont au nord-est de Bel-o-kan.

Par chance, le fleuve coule du nord au sud.

Elles gagnent une plage de sable noir. Des troupeaux de coccinelles détalent à leur approche, abandonnant des cadavres de pucerons à moitié déchiquetés.

103e n'a jamais compris pourquoi les Doigts trouvaient les coccinelles «sympathiques». Ce sont des fauves qui dévorent le bétail puceron. Autre étrangeté doigtesque: ils accordent des vertus positives aux trèfles alors que n'importe quelle fourmi sait bien que le trèfle est une plante dont la sève est toxique.

Les exploratrices avancent sur la grève.

Alentour, les roseaux sveltes dissimulent des crapauds dont les coassements sinistres remuent l'air.

Princesse 103e suggère de descendre le fleuve en bateau. Les douze exploratrices ne savent pas du tout ce qu'est un «bateau» et pensent qu'il s'agit encore d'une invention doigtesque.

Princesse 103e leur montre qu'on peut utiliser une feuille comme support pour avancer sur l'eau. Jadis, elle a traversé le fleuve sur des feuilles de myosotis, mais là où elles se trouvent, il n'y a pas de myosotis. Des yeux et des antennes elles fouillent les environs en quête d'une feuille insubmersible. Et puis surgit l'évidence: les nénuphars. Ils flottent sur l'eau depuis la nuit des temps, peut-on rêver meilleur insubmersible?

Avec un nénuphar, nous allons traverser sans nous noyer.