Выбрать главу

Au premier rang, des personnes âgées ajustèrent leurs prothèses auditives. Il s'agissait d'abonnés qui assisteraient, sans en manquer aucun, à tous les spectacles qu'on voudrait bien leur proposer. Ne serait-ce que pour sortir.

Le directeur haussa le ton:

– Vous allez entendre ce qui se fait de plus intéressant et de plus rythmé dans notre région. Le rock, on aime ou on n'aime pas, mais je suis convaincu que nos musiciens valent la peine qu'on les écoute.

Ce directeur les menait droit au désastre. Il était en train de les présenter comme un groupe folklorique local.

Lisant l'indignation sur leurs visages, il changea de registre:

– Vous avez devant vous une formation de rock'n'roll et, ce qui ne gâte rien, la chanteuse est fort mignonne.

Peu de réactions.

– Elle se nomme Julie Pinson et c'est la soliste du groupe Blanche-Neige et les Sept Nains. C'est leur première scène et on les applaudit bien fort pour les encourager.

De maigres applaudissements retentirent dans les premiers rangs.

Le directeur tira Julie des coulisses et l'amena par la main sous les projecteurs, au centre de la scène.

Julie se plaça devant le micro. Derrière elle, les Sept Nains s'installèrent lentement face à leurs instruments.

Julie scruta le noir de la salle. Aux premiers rangs, les retraités. Derrière, quelques désœuvrés éparpillés avaient dû entrer là par hasard.

Dans le fond, quelqu'un hua:

– À poil!

Le spectateur qui la narguait était trop loin pour qu'elle en distingue le visage mais sa voix était facile à reconnaître: Gonzague Dupeyron. Sans doute était-il venu avec sa bande au complet pour tout gâcher.

– À poil! À poil! criaient-ils tous.

Francine fit signe de commencer au plus vite pour couvrir les appels intempestifs.

Sur le sol était collée la liste des morceaux dans l'ordre de leur interprétation.

1. BONJOUR

Derrière Julie, Ji-woong annonça le rythme. À la console, Paul réglait les potentiomètres et les projecteurs envoyèrent sur le rideau arrière des spectres multicolores irisés assez kitsch.

Au micro, Julie chanta:

Bonjour,

Bonjour, spectateurs inconnus.

Notre musique est une arme pour changer le monde.

Ne souriez pas. C'est possible. Vous le pouvez. H suffit de vouloir vraiment quelque chose pour que cela se produise.

Quand elle se tut, il y eut quelques maigres applaudissements. Quelques strapontins couinèrent. Certains spectateurs étaient déjà découragés. Et puis encore, les cris du fond de Gonzague et de ses acolytes:

– À poil! A poil!

La salle ne réagissait pas. Était-ce cela, le baptême des feux de la rampe? Est-ce que Genesis, Pink Floyd et Yes avaient connu eux aussi ce genre de débuts? Sans attendre, Julie entama le second morceau.

2. PERCEPTION

On ne perçoit du monde que ce qu 'on est préparé à en percevoir.

Pour une expérience de physiologie, des chats ont été enfermés dès leur naissance dans une pièce tapissée de motifs verticaux.

Un œuf jaillit du coin de Gonzague et s'écrasa sur le pull noir de la jeune fille.

– Et ça, tu l'as bien perçu? tonna-t-il.

Quelques rires dans la salle. Julie comprenait maintenant en son entier le calvaire du professeur d'allemand face à son public hostile.

Voyant que la situation menaçait de virer au désastre, avant de se lancer dans son solo prévu, Francine haussa le volume de son orgue pour couvrir le chahut.

Puis ils enchaînèrent directement sur le troisième morceau.

3. SOMMEIL PARADOXAL

Au fond de nous, il y a un bébé qui dort.

Sommeil paradoxal.

Son rêve est agité.

Au fond, quelque part, la porte n'arrêtait pas de s'ouvrir ou de se refermer pour laisser entrer les retardataires et repartir les déçus. Ce qui déconcentrait complètement Julie. Au bout d'un moment, elle s'aperçut qu'elle chantait machinalement tant elle était attentive aux bruits de la porte tambourinant contre le mur.

– À poil, Julie! À poil!

Elle contempla ses amis. C'était vraiment le fiasco. Ils étaient si mal à l'aise qu'ils ne parvenaient même plus à jouer de concert. Narcisse ratait ses accords. Ses doigts tremblant sur les cordes de sa guitare formaient des sons discordants.

Julie chercha à se fermer à l'environnement et reprit le refrain. Ils avaient prévu qu'à ce passage, la salle reprendrait en chœur en tapant dans ses mains, mais la jeune fille n'osa même pas l'y inciter.

Au fond de nous, il y a un bébé qui dort.

Sommeil paradoxal.

Justement, aux premiers rangs, des retraités s'endormaient.

Sommeil paradoxal, scanda-t-elle plus fort pour les réveiller.

À ce moment devait intervenir un solo à la flûte de Léopold. Après plusieurs fausses notes, il préféra le raccourcir.

Heureusement que le journaliste n'était pas resté. Julie était effondrée. David l'encouragea du menton et lui fît signe de ne pas prêter attention au public et de continuer, pour eux seuls.

Nous sommes tous des gagnants. Car nous sommes issus du seul spermatozoïde à avoir gagné la course devant ses trois cents millions de concurrents.

Gonzague et ses Rats noirs étaient devant la scène avec des canettes de bière et l'aspergèrent de mousse puante.

Continuez, continuez! moulinait du bras Ji-woong. C'était sans doute de pareils moments qui vous transformaient en vrais professionnels.

Les trublions étaient maintenant déchaînés. En plus des œufs et des canettes, ils s'étaient munis de cornes de brume et d'aérosols en tout genre et ils criaient toujours:

– À poil, Julie! À poil!

Mais ils en faisaient trop.

– Fichez-leur la paix, laissez-les jouer! cria une forte fille, arborant un tee-shirt marqué «Aïkido Club».

– À poil! s'égosilla Gonzague.

À l'adresse de l'assistance, il lança:

– Vous voyez bien qu'ils sont nuls!

– Si ça ne vous plaît pas, personne ne vous oblige à rester, dit la forte fille au tee-shirt aïkido.

Menaçante et seule, elle s'avança, prête à affronter les énergumènes. Comme les autres, plus nombreux, risquaient d'avoir le dessus, d'autres spectatrices vêtues du même tee-shirt vinrent à la rescousse tandis que des gens se levaient, en renfort d'un camp ou de l'autre.

Les retraités, réveillés, s'enfoncèrent dans leurs sièges.

– Calmez-vous, je vous en prie, calmez-vous! supplia Julie, affolée.

– Continue de chanter! lui intima David.

Julie contempla, catastrophée, ces gens qui se battaient.

On ne pouvait pas dire que leur musique adoucissait les mœurs. Il importait de réagir, et vite. Elle fit signe aux Sept Nains de cesser de jouer et on n'entendit plus que les cris de hargne de ceux qui se bagarraient et le bruit des strapontins de ceux qui préféraient quitter cette salle en furie.

Il ne fallait pas abandonner la partie. Julie ferma les yeux pour mieux se concentrer et oublier ce qui se passait devant elle. Elle se boucha très fort les oreilles. Elle devait s'isoler et se rassembler. Retrouver ses techniques de chant. Se souvenir des conseils de Yankélévitch.

«Dans le chant, en fait, les cordes vocales ne jouent pas un grand rôle. Si tu ne fais qu'écouter tes cordes vocales, tu ne percevras qu'un grésillement désagréable. C'est ta bouche qui module les sons. C'est elle qui dessine les notes pour leur donner leur perfection. Tes pou mons sont des soufflets, tes cordes vocales des membranes vibratiles, tes joues sont une caisse de résonance, ta langue un modulateur. Maintenant, vise avec tes lèvres et tire.»