Elle visa. Elle tira.
Une seule note. Un si bémol. Parfait. Ample. Dur. La note jaillit et envahit complètement la salle du nouveau centre culturel. Quand elle atteignit les murs, les parois la renvoyèrent et tout fut recouvert par l'onde du si bémol de Julie.-Si bémol pour tout le monde.
Comme une vessie de cornemuse, le ventre de la jeune fille se dégonflait pour ajouter au volume sonore.
La note était immense. Bien plus haute que Julie. Dans la sphère immense de ce si bémol, elle se sentait protégée et, les yeux toujours fermés, elle se prit à sourire en prolongeant sa note.
Son masque de chant était impeccable.
Toute sa bouche se réveilla en quête du son parfait. Le si bémol s'améliorait encore en pureté, en simplicité, en efficacité. Dans sa bouche, le palais vibra ainsi que ses dents. Sa langue tendue, elle, ne bougeait plus.
La salle s'était calmée. Même les retraités des premiers rangs avaient cessé de tripoter leurs prothèses auditives. Rats noirs et filles du club de aïkido cessèrent de se battre.
Le soufflet des poumons avait lâché tout son air.
Ne pas perdre le contrôle. Vite, Julie enchaîna sur une autre note. Ré. Il partit d'autant mieux que le si bémol avait déjà échauffé la bouche tout entière. Le ré pénétra tous les cerveaux. À travers cette note, elle transmettait toute son âme. Dans cette unique vibration, il y avait tout: son enfance, sa vie, ses soucis, sa rencontre avec Yankélévitch, ses démêlés avec sa mère.
Il y eut un tonnerre d'applaudissements. Les Rats noirs préférèrent partir. Elle ne savait pas si l'on ovationnait le départ de Gonzague et de sa bande ou sa nouvelle note suspendue dans les airs.
Une note qui tenait toujours.
Julie s'arrêta. Elle avait récupéré à présent toute son énergie. Que les autres se préparent, elle reprenait le micro.
Paul éteignit les projecteurs pour ne laisser qu'un cône de lumière blanche auréolant Julie. Lui aussi comprit qu'il fallait revenir à la simplicité.
Elle articula lentement:
– L'art sert à faire la révolution. Notre prochain morceau s'intitule: LA RÉVOLUTION DES FOURMIS.
Elle prit de nouveau sa respiration et ferma les paupières pour prononcer:
Rien de nouveau sous le soleil.
Il n'y a plus de visionnaires.
Il n'y a plus d'inventeurs.
Nous sommes les nouveaux visionnaires.
Nous sommes les nouveaux inventeurs.
Elle obtint quelques «ouais» en réponse.
Ji-woong se lança comme un fou sur sa batterie. Zoé le suivit à la basse, puis Narcisse à la guitare. Francine fit des arpèges. Comprenant qu'ils allaient tenter de faire décoller l'avion, Paul monta la sono au maximum. Toute la salle vibrait. S'ils ne s'envolaient pas avec ça, ils ne le feraient jamais.
Julie posa ses lèvres tout contre le micro et fredonna en montant progressivement:
Fin, ceci est la fin.
Ouvrons tous nos sens.
Un vent nouveau souffle ce matin.
Rien ne pourra ralentir sa folle danse.
Mille métamorphoses s'opéreront dans ce monde endormi.
Il n 'est pas besoin de violence pour briser les valeurs figées.
Soyez surpris: nous réalisons simplement la «révolution des fourmis».
Puis, plus fort, en fermant les yeux et en levant le poing:
Il n'y a plus de visionnaires…
Nous sommes les nouveaux visionnaires.
Il n'y a plus d'inventeurs,
Nous sommes les nouveaux inventeurs.
Cette fois, tout fonctionnait. Chaque instrument sonnait juste. Les réglages de Paul étaient parfaits. La voix de Julie, avec sa tessiture chaude, maîtrisait idéalement les sonorités. Chaque vibration, chaque mot articulé sonnait clair. Tout se mettait en place pour mieux agir sur les organes. Si ces gens-là savaient qu'elle était totalement maîtresse de sa voix, qu'elle pouvait prononcer des sons qui agiraient avec précision sur le pancréas ou le foie!
Paul haussa encore le volume. Les amplificateurs à mille watts crachèrent une énergie incroyable. La salle ne vibrait plus, elle tremblait. Amplifiée par son micro, la voix de Julie emplissait les tympans jusqu'au cerveau. Il était impossible en ce moment de penser, à autre chose qu'à la voix de la jeune fille aux yeux gris.
Jamais Julie ne s'était sentie aussi ardente. Elle en oubliait sa mère et le baccalauréat.
Sa musique était bénéfique à tout le monde. Les retraités du premier rang avaient ôté leurs prothèses auditives et battaient des mains et des pieds en cadence. La porte du fond ne grinçait plus. L'assistance tout entière marquait le rythme, dansait même dans les travées.
L'avion avait fini par décoller. Il fallait maintenant prendre de l'altitude.
Julie fit signe à Paul de baisser la musique d'un ton puis elle se rapprocha du public et égrena les paroles:
Rien de nouveau sous le soleil.
Nous regardons toujours le même monde de la même manière.
Nous sommes pris dans la spirale de l'escalier d'un phare.
Nous recommençons sans cesse les mêmes erreurs, mais vues d'un étage plus haut.
Il est temps de changer le monde.
Il est temps de changer de ronde.
Ceci n 'est pas une fin. Bien au contraire, ce n 'est qu 'un début.
Sachant que le mot «début» marquait la fin du morceau, sur sa console Paul déclencha la fonction «feu d'artifice» et des explosions de lumière jaillirent au-dessus des têtes.
La salle applaudit.
David et Léo soufflèrent à Julie de bisser la chanson. La voix de la jeune fille était de plus en plus forte. Elle ne tremblait plus du tout. À se demander comment une si frêle adolescente pouvait introduire tant de puissance dans son chant.
Il n'y a plus d'inventeurs,
Nous sommes les nouveaux inventeurs.
Il n'y a plus de visionnaires…
Cette phrase eut un effet détonant. Comme d'une seule bouche la foule lui répondit.
– Nous sommes les nouveaux visionnaires!
Le groupe n'avait pas prévu pareille communion. Julie improvisa.
– C'est bien. Si on ne veut pas changer le monde, on le subit.
Nouvelles acclamations. Les idées de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu faisaient mouche. Elle répéta:
– Si on ne veut pas changer le monde, on le subit. Pensez à un monde différent. Pensez différemment. Libérez vos imaginations. Il faut des inventeurs, il faut des visionnaires.
Elle ferma les yeux. Son cerveau lui procurait une sensation étrange. C'était peut-être cela que les Japonais appelaient satori. Le moment où le conscient et l'inconscient ne font qu'un, l'état de félicité totale.
Le public tapait dans ses mains au rythme de ses propres battements cardiaques. Le concert ne faisait que commencer et tous redoutaient déjà l'instant où il finirait, où le bonheur et la communion laisseraient place à la monotonie des jours.
Julie ne s'en tenait plus à l'Encyclopédie, elle improvisait des paroles. Des mots sortaient de sa bouche sans qu'elle sache d'où ils venaient, comme s'ils avaient envie d'être prononcés et qu'elle leur servait de truchement.
78. ENCYCLOPEDIE