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NOOSPHÈRE: Les êtres humains possèdent deux cerveaux indépendants: l'hémisphère droit et l'hémisphère gauche. Chacun dispose d'un esprit qui lui est propre. Le cerveau gaache est dévolu à la logique, c'est le cerveau du chiffre. Le cerveau droit est dévolu à l'intuition, c'est le cerveau de la forme. Pour une même information, chaque hémisphère aura une analyse différente, pouvant déboucher sur des conclusions absolument contraires. Il semblerait que, la nuit seulement, l'hémisphère droit, conseiller inconscient, par l'entremise des rêves, donne son avis à l'hémisphère gauche, réalisateur conscient, à la manière d'un couple dans lequel la femme, intuitive,'glisserait furtivement son opinion au mari, matérialiste.

Selon le savant russe Vladimir Vernadski, aussi inventeur du mot «biosphère», et le philosophe français Teilhard de Chardin, ce cerveau féminin intuitif serait doté d'un autre don encore, celui de pouvoir se brancher sur ce qu'ils nomment la «noosphère». La noosphère serait un grand nuage cernant la planète tout comme l'atmosphère ou l'ionosphère. Ce nuage sphérique immatériel serait composé de tous les inconscients humains émis par les cerveaux droits. L'ensemble constituerait Un grand Esprit immanent, l'Esprit humain global en quelque sorte.

C'est ainsi que nous croyons imaginer ou inventer des choses alors qu'en fait, c'est tout simplement notre cerveau droit qui va les chercher là-bas. Et lorsque notre cerveau gauche écoute attentivement notre cerveau droit, l'information passe et débouche sur une idée apte à se concrétiser en actes. Selon cette hypothèse, un peintre, un musicien, un inventeur ou un romancier ne seraient donc que cela: des récepteurs radio capables d'aller, avec leur cerveau droit, puiser dans l'inconscient collectif puis de laisser communiquer hémisphères droit et gauche suffisamment librement pour qu'ils parviennent à mettre en œuvre ces concepts qui traînent dans la noosphère.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

79. INSOMNIE

Il fait nuit et pourtant la fourmi ne dort pas. Un bruit et une lueur ont réveillé 103e. Autour d'elle, les douze jeunes exploratrices sommeillent toujours.

Jadis, tout ce qui se passait durant la nuit n'existait pas car le sommeil éteignait complètement son corps à sang froid. Mais, depuis qu'elle a un sexe, durant son sommeil elle connaît une sorte d'état de semi-torpeur. Le moindre signal la réveille. C'est l'un des inconvénients d'être dotée de sens plus fins. On a une légère tendance à l'insomnie.

Elle se lève.

Il fait froid mais elle a suffisamment mangé hier pour disposer des réserves d'énergie nécessaires à la maintenir éveillée.

Elle sort sur le seuil de la caverne pour voir ce qui se passe dehors. Un nuage rouge s'en va.

Les crapauds ont cessé de coasser. Le ciel est noir et la lune à demi dévoilée se reflète en petits losanges sur le fleuve.

103e voit un trait de lumière zébrer le ciel. Un orage. L'orage ressemble à un arbre aux longues branches qui poussent du ciel pour caresser la terre. Son existence est pourtant si éphémère que, déjà, la princesse ne le voit plus.

Après le tonnerre, le silence devient encore plus pesant. Le ciel est encore plus sombre. Avec ses organes de Johnston, 103e perçoit de l'électricité magnétique dans l'air.

Et puis, une bombe tombe. Une énorme boule d'eau qui explose au sol et l'éclaboussé. La pluie. Cette sphère mortelle est suivie d'une multitude de sœurs. Le phénomène est moins dangereux que les criquets mais 103e préfère quand même reculer de trois pas.

La Princesse regarde la pluie.

La solitude, le froid, la nuit, elle les considérait jusqu'ici comme des valeurs contraires à l'esprit de la fourmilière. Or, la nuit est belle. Même le froid a son charme.

Troisième fracas. Un grand arbre de lumière pousse à nouveau entre les nuages et meurt en touchant le sol. C'est plus proche. La caverne est illuminée d'un flash qui, une seconde, transforme les douze exploratrices en albinos.

Un arbre noir du sol a été touché par l'arbre blanc du ciel. Aussitôt, il s'embrase.

Le feu.

La fourmi regarde le feu qui peu à peu mange l'arbre.

La princesse sait que, là-haut, les Doigts ont basé leur technologie sur la maîtrise du feu, Elle a vu ce que cela a donné: les roches fondues, les aliments carbonisés et, surtout, les guerres avec du feu. Les massacres avec du feu.

Chez les insectes, le feu est tabou.

Tous les insectes savent qu'autrefois, il y a plusieurs dizaines de millions d'années, les fourmis contrôlaient le feu et se livraient à des guerres terribles qui détruisaient parfois des forêts entières. Si bien qu'un jour tous les insectes se sont mis d'accord pour proscrire l'utilisation de cet élément mortel. C'est peut-être pour cela que les insectes n'ont jamais développé de technologie du métal ni de l'explosif.

Le feu.

Pour évoluer, seront-elles, elles aussi, contraintes de surmonter ce tabou?

La princesse replie ses antennes et se rendort, bercée par la pluie qui rebondit sur le sol. Elle rêve de flammes.

80. MATURITE DE CONCERT

Chaleur.

Immergée dans cette foule, Julie se sentait bien.

Francine agitait ses cheveux blonds, Zoé se livrait à une danse du ventre, David liait ses solos à ceux de Léo-pold, Ji-woong, yeux au ciel, frappait simultanément toutes ses caisses de ses baguettes.

Leurs esprits étaient en fusion. Ils n'étaient plus huit mais un, et Julie aurait voulu que ce précieux instant dure éternellement.

Le concert devait s'achever à vingt-trois heures trente. Mais les sensations étaient trop fortes. Julie avait de l'énergie à revendre, elle avait encore besoin de ce fabuleux contact collectif. Elle avait l'impression de voler, et elle refusait d'atterrir.

Ji-woong lui fit signe de reprendre la «Révolution des fourmis». Les filles du club de aïkido scandaient dans les allées:

Qui sont les nouveaux visionnaires?

Qui sont les nouveaux inventeurs?

Acclamations.

Nous sommes les nouveaux visionnaires!

Nous sommes les nouveaux inventeurs!

Le regard de la jeune fille changea légèrement de couleur. Dans sa tête, plusieurs mécanismes s'enclenchaient, ouvrant des portes, libérant des vannes, dégageant des grilles. Un nerf reçut un message à transmettre à la bouche. Une phrase à prononcer. Le nerf s'empressa de faire circuler le message, la mâchoire fut priée de s'ouvrir, la langue s'agita et les mots sortirent:

– Êtes-vous prêts… à faire la révolution… ici et maintenant?

Tout le monde se calma d'un coup. Le message perçu était transmis par les nerfs auditifs jusqu'aux cerveaux qui eux aussi décomposaient le sens et le poids de chaque syllabe. Enfin il y eut une réponse:

– Ouuuiiii!

Les nerfs déjà échauffés fonctionnaient plus vite.

– Êtes-vous prêts à changer le monde ici et maintenant?

Plus fort encore la salle répondit:

– Ouuuiii.

Trois battements de cœur, Julie hésita. Elle hésita de l'hésitation des conquérants qui n'osent assumer leur victoire. Elle ressentait la même angoisse qu'Hannibal aux portes de Rome.

«Ça paraît trop facile, n'y allons pas.»

Les Sept Nains attendaient d'elle une phrase ou même seulement un geste. Le nerf était prêt à transmettre très vite le signal. Le public guettait sa bouche. Cette révolution dont parlait tant l'Encyclopédie, elle était à portée d'esprit. Tous la dévisageaient. Il lui suffirait de dire: «Allons-y.»

Tout restait comme suspendu dans le temps.

Le directeur coupa la sono, baissa la lumière sur la scène et ralluma les lumières dans la salle. Il les rejoignit sur la scène et dit: