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Ainsi, se dit Princesse 103e, un seul être suffit pour modifier le comportement d'une espèce en son entier. Qu'avait découvert cette patineuse? En cessant de craindre le courant, en cessant de s'agripper à une sécurité imaginaire et en se laissant porter en avant, on risquait peut-être d'être roué de coups mais, au bout du compte, on pouvait améliorer ses propres conditions d'existence ainsi que celles de toute sa communauté.

De le savoir redonne courage à la princesse.

15e s'approche. Elle veut manger l'hydromètre mais Princesse 103e l'arrête. Elle dit qu'il faut la libérer pour qu'elle rejoigne son peuple récemment socialisé. 15e ne comprend pas pourquoi elle devrait être épargnée, c'est une hydromètre. Ça a bon goût.

On aurait même dû peut-être rechercher leur fameuse Fondatrice pour la tuer, ajoute-t-elle.

Les autres fourmis sont d'accord. Si les hydromètres commencent à guerroyer en groupe et si les myrmé-céennes ne les arrêtent pas dès maintenant, dans quelques années, elles construiront leurs cités lacustres et seront maîtresses des fleuves.

Si 103e en est consciente, elle se dit qu'après tout, à chaque espèce sa chance. Ce n'est pas en détruisant les concurrents mais en allant plus vite qu'eux qu'on préserve son avance.

La princesse s'abrite derrière ses nouveaux sens de sexuée pour justifier sa compassion, elle sait pourtant que c'est une nouvelle preuve de sa dégénérescence due à son long contact avec les Doigts.

Princesse 103e sait qu'il y a un problème dans sa tête. Déjà, auparavant, elle avait tendance à être égoïste. Ses sens décuplés par son sexe n'ont fait qu'aggraver son défaut. Normalement, une fourmi se branche en permanence sur l'esprit collectif et ne s'en débranche que rarement pour résoudre des problèmes «personnels». Or 103e est presque constamment débranchée de l'esprit collectif. Elle est dans sa peau, dans son esprit, dans la prison de son crâne, et n'accomplit plus aucun effort pour penser en groupe. Si cela continue, elle ne pensera bientôt plus qu'à elle. Elle deviendra égocentrique comme les Doigts.

5e sent bien, elle aussi, que lors des C.A., Communications Absolues, la princesse refuse de laisser visiter des zones entières de son cerveau. Elle ne joue plus le jeu de la collectivité.

Mais le moment est mal choisi pour se faire ces réflexions.

Princesse 103e remarque que les pétales-voiles du vaisseau-nénuphar sifflent. Soit il y a du vent, soit… elles prennent de la vitesse.

Toutes au sommet.

Quelques vigies montent à la pointe du plus haut pétale du nénuphar. De là-haut on sent bien la vitesse. Tous les poils de visage et les antennes sont rabattus en arrière comme de simples herbes.

La princesse a raison d'être inquiète car, au loin, se dessine un mur fumant d'écume; à la vitesse où elles vont elles auront du mal à l'éviter.

Pourvu que ce ne soit pas une cascade, se dit la fourmi.

87. EN AVANT POUR LE DEUXIEME CONCERT

Julie et ses amis préparèrent avec beaucoup de soin leur deuxième concert. Ils se retrouvaient chaque fin d'après-midi, après les cours, dans le local de répétition.

– Nous ne disposons pas d'un nombre suffisant de morceaux originaux, c'est maladroit d'être obligé de chanter deux fois les mêmes textes pour assurer un concert d'une durée normale.

Julie posa sur la table l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu et tous se penchèrent dessus. La jeune fille tournait les pages et notait les thèmes possibles. «Nombre d'or», «L'Œuf», «Censure», «Noosphère», «L'Art de la fugue», «Voyage vers la lune».

Ils entreprirent de réécrire les textes pour les transposer en musique plus facilement.

– Nous devrions changer le nom du groupe, dit Julie.

Les autres levèrent la tête.

– «Blanche-Neige et les Sept Nains», c'est plutôt puéril, non? dit-elle. Et puis, je n'aime pas cette sépara tion: Blanche-Neige et les Sept Nains. Je préférerais «Les Huit Nains».

Tous voyaient où leur chanteuse voulait en venir.

– La «Révolution des fourmis», c'est le morceau qui a eu le plus de succès. David a proposé de nommer ainsi notre prochain concert, pourquoi ne pas rebaptiser aussi notre groupe?

– «Les Fourmis»? dit Zoé avec une moue.

– «Les Fourmis»…, répéta Léopold.

– Ça sonnerait bien. Il y a déjà eu les Beatles, autrement dit les «Blattes», lesquelles sont des insectes répugnants. Ce qui n'a pas empêché ces quatre types d'avoir un succès phénoménal.

Ji-woong réfléchit tout haut.

– Les fourmis… La Révolution des fourmis… Il y aurait là une certaine cohérence, c'est vrai. Mais pourquoi ces insectes en particulier?

– Pourquoi pas?

– Les fourmis, on les écrase avec les pieds, avec les doigts. En plus, elles n'ont rien de marrant.

– Choisissons alors de beaux insectes, suggéra Narcisse. Appelons-nous «Les Papillons» ou «Les Abeilles».

– Et pourquoi pas «Les Mantes religieuses»? proposa Paul. Elles ont de drôles de têtes. Ça ferait bien sur la pochette du disque.

Chacun y alla de son insecte le plus sympathique.

– «Les Moucherons», ça nous ferait un slogan. «C'est en se mouchant qu'on devient moucheron!» proposa Paul. Le fait de sortir son mouchoir deviendrait dès lors le signe de ralliement de nos spectateurs.

– Hé, pourquoi pas «Les Taons»? Ça permettrait des jeux de mots sur «temps», ironisa Narcisse. Genre: «Ô taon, suspends ton vol», ou «les taons modernes» ou encore «beau taon pour le week-end».

– «Les Coccinelles». Ça permettrait de jouer sur les mots «bête à bon Dieu».

– «Les Bourdons», dit Francine. «Les Bourdons», le groupe qui vous fera vibrer.

Julie afficha un air navré.

– Mais non! insista-t-elle. C'est justement parce que les fourmis semblent si insignifiantes qu'elles constituent la meilleure référence. À nous de rendre intéressant un insecte a priori totalement inintéressant.

Les autres n'étaient pas vraiment convaincus.

– L'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu est pleine de poésies et de textes concernant les fourmis.

Cette fois, l'argument porta. S'ils devaient composer à toute vitesse de nouveaux morceaux, autant choisir le thème le plus présent dans l'Encyclopédie.

– D'accord pour «Les Fourmis», concéda David.

– Somme toute, four-mis, ce sont deux syllabes bien équilibrées, reconnut Zoé.

Elle répéta sur plusieurs tons «Four-mis», «Fourmis», «Nous sommes les fourmis», «Nous sommes des fous remis».

– Passons à l'affiche!

David s'était installé devant l'ordinateur de la salle de répétition. Il dénicha dans les logiciels graphiques une texture semblable à celle des vieux parchemins et il choisit des majuscules torsadées épaisses et rouges pour les premières lettres et des minuscules noires avec une ombre portée blanche pour les autres.

Ils examinèrent l'image de la couverture de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, avec ses trois fourmis en Y au centre du triangle inscrit dans un cercle. Il suffisait de la reconstituer avec un logiciel graphique, le symbole de leur groupe était tout prêt.

Ils se penchèrent sur l'ordinateur. En haut, ils inscrivirent «Les Fourmis» et, plus bas, entre parenthèses: «Nouvelle appellation du groupe Blanche-Neige et les Sept Nains», afin que leurs premiers fans s'y retrouvent.

Au-dessous: «Samedi 1er avril, concert au centre culturel de Fontainebleau».

Puis, en grosses lettres grasses: LA RÉVOLUTION DES FOURMIS.

Ils examinèrent le résultat obtenu. Sur l'écran, leur future affiche ressemblait tout à fait à un vieux parchemin.