11. LE POUVOIR DES MOTS
Sa main s'ouvrit et se ferma nerveusement avant de se crisper sur le traversin. Julie rêvait. Elle rêvait qu'elle était une princesse du Moyen Age. Un serpent géant l'avait capturée afin de la dévorer. Il l'avait lancée dans des sables mouvants boueux beiges remplis de serpenteaux rampants et elle s'enfonçait dans la mélasse. Un jeune prince, protégé par une armure de papier imprimé, accourait sur son destrier blanc et se battait avec le serpent géant. Il brandissait une longue épée rouge et pointue et implorait la princesse de tenir bon. Il venait à son secours.
Mais le serpent géant se servit de sa gueule comme d'un lance-flammes. Son armure de papier ne fut pas d'une grande utilité au prince. Une seule flammèche suffît à l'embraser. Ficelés avec une cordelette, lui et son cheval furent servis rôtis dans une assiette, entourés d'une purée livide. Le beau prince avait perdu toute sa superbe: sa peau était marron-noir, ses orbites vides et sa tête déshonorée par un raisin de Corinthe.
Le serpent géant saisit alors Julie avec ses crochets venimeux, la hissa hors de la boue pour la jeter dans une mousse au chocolat blanc au Grand Marnier qui se referma sur elle.
Elle voulut crier mais déjà la mousse au chocolat blanc la submergeait, s'enfonçait dans sa bouche et empêchait les sons de sortir.
La jeune fille s'éveilla en sursaut. Sa frayeur était telle qu'aussitôt elle s'empressa de vérifier qu'elle n'était pas devenue aphone. «A-a-a-a, A-a-a-a» sortit du fond de sa gorge.
Ce cauchemar d'une extinction de voix revenait de plus en plus souvent. Parfois, elle était torturée et on lui coupait la langue. Parfois, on lui remplissait la bouche avec des aliments. Parfois, des ciseaux lui coupaient les cordes vocales. Était-il indispensable qu'il y ait des rêves dans le sommeil? Elle espéra se rendormir et ne plus penser à rien de toute la nuit.
Elle passa une main brûlante sur sa gorge moite, s'assit contre son oreiller, consulta son réveil et constata qu'il était six heures du matin. Dehors, c'était encore la nuit. Des étoiles pétillaient derrière la croisée. Elle entendit des bruits en bas, des pas et des aboiements. Comme il l'avait annoncé, son père partait de bonne heure se promener en forêt avec son chien.
– Papa, papa…
Pour toute réponse la porte claqua.
Julie se rallongea, chercha le sommeil, en vain.
Qu'y avait-il derrière la première page de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu du Pr Edmond Wells?
Elle s'empara du gros livre. Il y était question de fourmis et de révolution. Ce livre lui conseillait carrément de faire la révolution, évoquait une civilisation parallèle qui pourrait l'y aider. Elle écarquilla les yeux. Parmi de courts textes d'une écriture crispée, ici et là, au beau milieu d'un mot, une majuscule ou un petit dessin surgissait.
Elle lut au hasard:
Le plan de cet ouvrage est calqué sur celui du Temple de Salomon. Chaque tête de chapitre a pour première lettre celle correspondant au chiffre d'une des mesures du Temple.
Elle fronça les sourcils: quel rapport pouvait-il bien exister entre l'écriture et l'architecture d'un temple?
Elle tourna les pages.
L'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu était un vaste capharnaùm d'informations, de dessins, de graphismes divers. Conformément à son titre, elle contenait des textes didactiques, mais il y avait aussi des poèmes, des prospectus maladroitement découpés, des recettes de cuisine, des listings de programmes informatiques, des extraits de magazines, des images d'actualité ou des photographies érotiques de femmes célèbres disposées là comme autant d'enluminures.
Il y avait des calendriers précisant à quelles dates semer les graines, planter tel légume ou tel fruit, il y avait des collages d'étoffes et de papiers rares, des plans de la voûte céleste ou des métros des grandes villes, des extraits de lettres personnelles, des énigmes mathématiques, des schémas de perspectives issus de tableaux remontant à la Renaissance.
Certaines images étaient très dures, représentations de la violence, de la mort ou de catastrophes. Des textes étaient écrits à l'encre rouge ou bleue ou parfumée. Certaines pages paraissaient avoir été remplies avec une encre sympathique ou du jus de citron. D'autres étaient rédigées en si petits caractères qu'il aurait fallu une loupe pour les déchiffrer.
Elle aperçut des plans de villes imaginaires, des biographies de personnages historiques oubliés par l'Histoire, des conseils pour fabriquer des machines étranges…
Fatras ou trésor, Julie pensait qu'il lui faudrait au moins deux ans pour lire le tout, quand son regard s'arrêta sur des portraits insolites. Elle hésita, mais non, elle ne se trompait pas: il s'agissait bien de têtes. Non pas de têtes humaines, des têtes de fourmis représentées en buste à la manière d'imposants personnages. Aucune fourmi n'était identique à une autre. La taille des yeux, la longueur des antennes, la forme du crâne variaient nettement. D'ailleurs, chacune avait un nom composé d'une suite de chiffres accolé à son portrait. Elle passa.
Parmi les hologrammes, les collages, les recettes et les plans, le thème des fourmis revenait tel un leitmotiv.
Des partitions de Bach, les positions sexuelles prônées par le Kamasûtra, un manuel de codage utilisé par la Résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale… quel esprit éclectique et pluridisciplinaire avait pu rassembler tout cela?
Elle feuilleta encore cette mosaïque.
Biologie. Utopies. Guides, vade-mecum, modes d'emploi. Anecdotes relatives à toutes sortes de gens et de sciences. Techniques de manipulation des foules. Hexa-grammes du Yi king.
Elle glana une phrase. Le Yi king est un oracle qui, contrairement à ce qu 'on croit habituellement, ne prévoit pas le futur mais explique le présent. Plus loin, elle trouva des stratégies inspirées de Scipion l'Africain et de Clau-sewitz.
Elle se demanda un instant s'il ne s'agissait pas d'un manuel d'endoctrinement puis, sur une page, elle lut ce conseiclass="underline"
Méfiez-vous de tout parti politique, secte, corporation ou religion. Vous n 'avez pas à attendre des autres qu 'ils vous indiquent ce que vous devez penser. Apprenez à penser par vous-même et sans influence.
Et plus loin une citation du chanteur Georges Brassens:
Plutôt que de vouloir changer les autres, essayez déjà de vous changer vous-même.
Un autre passage attira son regard:
Petit traité sur les cinq sens intérieurs et les cinq sens extérieurs. Il y a cinq sens physiques et cinq sens psychiques. Les cinq sens physiques sont la vue, l'odorat, le toucher, le goût, l'ouïe. Les cinq sens psychiques sont l'émotion, l'imagination, l'intuition, la conscience universelle, l'inspiration. Si on ne vit qu 'avec ses cinq sens physiques, c'est comme si on n'utilisait que les cinq doigts de sa main gauche.
Citations latines et grecques. Nouvelles recettes de cuisine. Idéogrammes chinois. Comment fabriquer un cocktail Molotov. Feuilles d'arbres séchées. Kaléidoscope d'images. Fourmis et Révolution. Révolution et Fourmis.
Les yeux de Julie lui picotaient. Elle se sentait ivre de ce délire visuel et informatif. Elle tomba sur une phrase:
Ne pas lire cet ouvrage dans l'ordre, plutôt l'utiliser de la manière suivante: quand vous sentez que vous en avez besoin, vous tirez une page au hasard, vous la lisez et vous essayez de voir si elle vous apporte une information intéressante sur votre problème actuel.
Et plus loin encore:
Ne pas hésiter à sauter les passages qui vous semblent trop longs. Un livre n 'est pas sacré.
Julie referma l'ouvrage et lui promit de l'utiliser comme il le lui avait si gentiment proposé. Elle arrangea sa couverture et, cette fois, sa respiration s'apaisa, sa température s'abaissa légèrement et elle s'endormit doucement.