Il est plus petit qu’en photo, comme dirait une concierge de mes relations. S’il mesure un mètre cinquante-cinq, c’est le bout du monde ! Il a les sourcils épais, les cheveux gris, drus et frisottés, un nez plein de poils partout et des plis amers de chaque côté de sa bouche charnue.
Il s’avance jusqu’à la passerelle pour accueillir ses hôtes. Il ne se met pas en frais. Une poignée de mains ponctuée d’un « Merci d’être venu », avec, en supplément, une courbette pour les dames. That’s all !
Deux larbins en livrée guident alors les débarqués jusqu’aux landaus où la fille d’Okapis les présente à ceux qui sont arrivés de la veille. Parmi ces derniers, signalons la présence du prince Centre-Vietnamien Sovetoa-Vlalpouma ; celle de l’ancien roi farouche, du prince Konsör de Fromagie, de la vice-reine du Ténia, Aloha Kélébatouze ; de M. Pédal, des Nations-Désunies accompagné de sa grand-mère (qu’il ne peut laisser seule à la maison à cause de la cuisinière à gaz dont elle ne sait pas se servir) et de M. Edgar Faible, ancien président du Conseil français, auteur, par surcroît et par contumace, de « C’est Jaune et ça ne sait pas ». Quelle pléiade, non ?
Nous prenons place dans nos landaus respectifs et fouette cocher, nous mettons le cap sur la maison.
Surprise ! Tout au long de l’avenue, à mesure que nous avançons, un musicien se dégage de derrière chaque arbre. Il y a même un flûtiste nain qui sort de sous un fraisier sauvage ; pour vous dire si Okapis fait bien les choses !
Si vous voyiez ces jardins à la française ! Féeriques ! Surtout lorsqu’on songe que chaque milligramme de terre a été apporté sur l’île. Avant Okapis, il n’y avait sur le corail que quelques crottes de mouettes. Il a joué les Dieu-le-Père, avec éclat et brio, l’armateur. Félicitations du jury.
— Vous semblez rêveur, my dear ? remarqua ma douce compagne.
— J’admire, lui dis-je, sans préciser ce que j’admire. Comme nous n’avons rien de caché, mes amours, je vais vous faire une petite confidence : une de plus !
Depuis un instant, j’ai l’aorte qui fait le grand écart rapport au regard d’Antigone Okapis. Cette fille, quand vous croisez ses yeux, ça vous fait comme lorsque vous fixez une lampe à infrarouge. Oh ! pardon, quel éclat ! Jusqu’au kangourou, qu’elle vous va, son œillade. Antigone est une fille d’une petite vingtaine d’années, avec des cheveux noirs, séparés in the middle par une raie dite médiane. Sa peau est bronzée et elle n’a pas un brin de maquillage. Une bouche magnifique ! C’est curieux à dire parce qu’en somme, une bouche est une bouche et que, si on les regarde de près, deux lèvres n’ont rien de fascinant. Mais les siennes, si ! Elles ont un dessin délicat et on les devine tièdes et charnues comme des fruits au soleil. Quant à la carrosserie de la demoiselle, alors là, bitos ! Je sais pas si le père Okapis a fait appel à la main-d’œuvre extérieure quand il l’a mise en chantier, son Antigone (peut-être que Jean Anouilh lui a donné des conseils, après tout !). Toujours est-il que pas un de ses pétroliers ne peut rivaliser avec elle du point de vue ligne (et même grandes lignes) ! Un bijou ! À quoi bon vous parler de sa poitrine bien faite, de sa taille mince, de ses hanches coulées au moule, de ses jambes admirables, etc., hein ? Une fille est bien faite parce qu’elle est bien faite, un point c’est tout, non ?
Je la cherche des yeux, au sein du cortège et ne la vois plus. Dommage. Quand une fille pareille sort de votre horizon, ça vous fait comme lorsque le soleil vous dit good night. J’espère que ça n’est qu’une éclipse.
Nous remontons donc les Champs-Élysées d’Okapis, triomphalement. À l’intention des Amerlocks ici présents, la musique joue « Cette fois, je sens bien que tu aimes l’ami ».
On atteint ainsi le patio d’honneur où la garde privée de l’armateur présente les armes.
Elle est composée de solides gaillards en combinaison de pompiste, rose et bleu, qui, au lieu de fusil sont nantis de becs de tuyau de pompe en or ciselé. Les porte-fanions sont rangés dans un strict garde-à-vous. Il y a là l’étendard de la Shell, ceux d’Esso, de Mobil, d’Avia, d’Azur, de B.P., de Caltex, qui flottent dans l’air léger. Des jeunes filles, loquées en druidesses, vaporisent du Super à tout va !
Minute inoubliable. On est étreint par une émotion indescriptible à la vue de ces rois, de ces reines, de ces grands hommes assemblés dans ce palais. Car, ne rechignons pas sur les mots, c’est bel et bien d’un palais qu’il s’agit. La maison d’Okapis comporte, — j’ai lu ça dans « Consternation » — huit cents chambres avec salles de bains, douze salles à manger, vingt-trois salons, deux bibliothèques, huit piscines de compétition, quatre salles de gymnastique, un champ de courses, un vélodrome, et un terrain d’atterrissage pour Boeing. C’est la demeure la plus fabuleuse du monde, que dis-je du monde ! In the world, oui !
Le patio d’honneur où nous débarquons est de la dimension du Champ-de-Mars. Des bassins en marbre où glougloute de l’eau distillée, des statues grecques, des parterres d’orchidées l’agrémentent.
Les landaus découverts se rangent en un cercle parfait au milieu de cette esplanade. Okapis père descend de sa bagnole, grimpe sur un podium d’argent dressé au centre du terre-plein et se met à haranguer ses invités devant une forêt de micros.
— Majestés, Messeigneurs, Vos Excellences, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, qu’il dégoise dans un français légèrement zozotant, c’est un grand honneur que vous me faites en acceptant de venir pendre la crémaillère chez moi, en toute simplicité. Cette demeure est à votre entière disposition. Elle n’a été conçue et réalisée que pour votre agrément. Je souhaite que vous y fassiez un séjour agréable et que vous y trouviez le calme et le repos auxquels vos très hautes charges vous donnent droit. À dater de cet instant, chacun de vous est libre de faire ce que bon lui plaît. Si je vous ai priés de séjourner dans cette île, c’est pour vous offrir, à vous qui en êtes tellement privés, quelques jours de totale liberté. Merci.
Y cause bien, non ? Je trouve assez chouette sa formule d’accueil.
Nous descendons de nos chars, aidés par des larbins cérémonieux, qui nous guident dans nos appartements. Tous ont vue sur la mer puisque nous sommes sur un îlot et que la demeure d’Okapis est la seule construction. Ma suite se compose d’un petit salon et d’une chambre avec salle de bains. Je renonce à vous en décrire le luxe. À quoi bon vous faire tirer une menteuse longue comme l’escalier roulant des Galeries La Fayette ! Après, votre trois pièces avec gogues sur le palier, vous allez le prendre en grippe. Je veux tout de même pas vous cloquer la folie des grandeurs, mes lapins, ça ne serait pas un service à vous rendre. Tels que je vous connais, vous seriez capables d’aller secouer la sacoche d’un garçon de recette !
Si je vous dis par exemple que mon lit vénitien est tout en nacre incrustée d’or, que les murs sont tendus de peau de Suède, et qu’il y a un Van Gogh dans les ouatères privés, vous risquez de ne plus aimer le papelard de votre salle à manger qui représente un épagneul breton tenant dans sa gueule un panier de roses thé ; vrai ou faux ? Si j’ajoute que la salle de bains est carrelée en opale et que le bidet est taillé dans une pierre de lune (faut ce qu’il faut), il va vous paraître infect, votre évier, je m’en doute ! Alors, je m’abstiens, c’est plus sage.
Mon appartement est contigu (délicate attention) à celui de Gloria. Un valet de chambre déballe mes valoches et les range avec un soin extrême dans les penderies astucieusement aménagées dans le mur. La porte, c’est une toile du Greco (pas une copie : un original).
Un petit zonzonnement se fait entendre.
Le domestique appuie sur un bouton et la voix d’Okapis retentit.