Le harpon s’est piqué dans cet écheveau de ferraille et pour l’en dégager, c’est la croix et la bannière. En tirant dessus, je déplace quelque peu le rouleau. Et je fais une étrange constatation : il est fixé au fond de la flotte par des gueuses de fonte attachées à chaque extrémité avec du fil de fer épais.
— Voilà qui est surprenant, non ?
Abandonnant provisoirement mes investigations sous-marines, j’entreprends de détortiller le fil de fer. Ça me demande cinq bonnes minutes. C’est pas pour dire, mais j’aimerais bien refaire surface car je commence à avoir des difficultés respiratoires.
Seulement, San-Antonio est le garçon le plus obstiné qui soit. Je m’escrime sur le gros fil de fer. Je détache une gueuse ; puis je m’attaque à l’autre. J’espère que Gloria sera raisonnable et qu’elle n’ira pas trop au large. À la seconde gueuse, ça va beaucoup plus vite car le fil de fer est devenu cassant.
Je me mets à haler. Comment halez-vous ? Très bien, merci et vous ? C’est lourdingue, mais je parviens à remonter le paquet de grillage jusqu’à la surface. Je suis moins loin du rivage que je ne le supposais. Comme quoi, sous la flotte, on perd la notion des distances. Je nage rapidement vers une petite crique où je finis par échouer, plus épuisé que Robinson Crusoé. Je reste un moment immobile au soleil, haletant comme une vieille locomotive texane. C’est bon de respirer en direct. Le masque sur le front, je regarde alentour. L’océan est aussi calme que la Méditerranée. Il n’y a pas plus de miss Victis à l’horizon que de fonds sur le compte en banque d’un producteur. Le traczir me biche. Vous ne voyez pas qu’elle ait eu une syncope, la chérie ? Du coup, j’aurais l’air finot ! Jouer les Zorro à deux reprises avec des bandits dangereux pour la laisser couler à pic presque sous mes yeux, ça la ficherait mal.
Mais qu’y puis-je ? Il faut attendre. Pour tromper mon impatience et calmer mes nerfs, j’entreprends de détortiller le rouleau de grillage. C’est pas commode car son séjour prolongé dans l’eau l’a pratiquement rendu compact. M’aidant de mon poignard, je cisaille les bords du rouleau. Je me dis que je vais peut-être découvrir un trésor au milieu. Ce coin du Pacifique n’est-il pas le quartier des trésors ?
Je me mets les doigts en sang à force d’arracher les mailles métalliques. Enfin je parviens à dérouler le grillage. Effectivement, il enveloppait quelque chose : pas un trésor, oh ! non ! mais un cadavre !
J’ai des parties de pêche très réussies, quand je m’y mets, reconnaissez-le !
À vrai dire, il ne reste du défunt qu’un squelette limoneux. J’ai idée que les petits poissons voraces ont dû se régaler. Les os se sont séparés. Je cramponne la tête et, à son volume, je comprends que ce fut celle d’un homme. L’os occipital est fracassé ; tandis que je le manipule, quelque chose de rond en tombe : une balle. Une balle de 11 millimètres, pour tout vous dire, ce qui confirme bien mon impression, à savoir que le quidam que voilà n’est pas mort des oreillons.
— Ho ! Ho !
Je regarde vers le large. Loin, très loin, un bras doré s’agite au ras des flots berceurs. Je pousse un soupir de soulagement : Gloria.
Je réponds à son geste par d’autres gestes, puis, prenant une brusque décision, je traîne ma macabre découverte dans une anfractuosité de corail et je me hâte de la recouvrir de sable. Ça ne me prend que quelques minutes. Lorsque ma « fiancée » sort de l’onde, naïade étincelante, le squelette est hors de vue.
Un peu joyce, la Gloria ! Elle s’est harponné un poisson gros comme un beau qu’elle a un mal fou à coltiner.
— Il m’a donné des émotions, assure-t-elle. Et vous, Tony, qu’avez-vous attrapé ?
Je m’abstiens de lui révéler la nature de ma surprise.
— Je suis revenu bredouille, Gloria. Après avoir raté un vilain moustachu.
— Aidez-moi à charrier le mien, il pèse au moins trente livres.
— C’est bon à manger, ce genre de cétacé ?
— Je ne sais pas. Avec de la mayonnaise, peut-être que oui.
Moi, avec de la mayonnaise et même de la sauce anglaise, on aurait du mal à la déguster ma prise. Pourquoi ai-je spontanément décidé de n’en pas parler ?
Mystère ! Parfois, j’obéis à des impulsions de ce genre et ça n’est qu’après, dans le silence confortable de ma conscience, que je me pose des questions.
Je me dis que c’est mieux de taire cette découverte. D’abord parce que c’est la moindre des politesses vis-à-vis du fastueux Okapis : à quoi bon attrister sa réception ? Et puis c’est de meilleure politique, à tout point de vue.
— Vous avez l’air morose, Tony ? remarque Gloria. Seriez-vous jaloux parce que j’ai péché une belle pièce et vous pas ?
Je me file un coup de talon dans le dargif pour me forcer à sourire.
— Je crois bien que c’est un peu ça, Gloria, je suis jaloux de vos prouesses.
Elle se plante devant moi et se met à couvrir ma poitrine nue de baisers.
— Nous dirons que c’est vous qui l’avez harponné, darling.
— Mais pas du tout ! Je n’ai pas l’habitude de me parer des écailles du congre !
— Si, si ! je veux ! insiste miss Victis. Vous êtes mon héros. Il faut que vous le soyez dans tous les domaines.
Ah ! les gonzesses, je vous jure !
CHAPITRE VI
Moi, vous me connaissez… j’aime pas « pintariser », comme on dit en Savoie. Jouer les Tartarin en brandissant un poisson que je n’ai pas péché, c’est pas dans mes possibilités.
Tout ce que je fais, c’est d’aider Gloria à coltiner sa pêche jusqu’au palais pétrolier. Et en marchant, je pense à la mienne. Je me demande si mon mort est dans la flotte depuis longtemps. À cause du limon qui recouvrait le grillage lui servant de suaire, je serais porté à le croire. Mais là, faudrait un expert en macchabées pour me tuyauter efficacement. Sans doute s’agit-il d’un règlement de comptes entre contrebandiers. Paraît que le Pacifique en fourmille. Ces îles Galápagos sont bourrées de trafiquants qui font des affaires avec l’Amérique du Sud.
Dois-je causer de ma macabre trouvaille à Okapis ? That is la question.
J’en suis encore à me la poser en long, en large et en bandoulière quand nous débarquons triomphants sur le patio. Marée fraîche et vin de champagne, qu’il a écrit, Pierre Hamp. Ça résume l’instant présent. Nous, on amène la marée et messieurs-dames les invités éclusent du champ’ sous les ombrages odorants du paradis okapien. Ce Grec, il a su reconstituer l’Olympe, moi je vous le dis.
De nouveaux invités viennent d’arriver en hydravion.
Okapis termine les présentations. J’ai l’honneur et l’avantage de presser la louche de Salvador Sanzunpélo, l’ancien dictateur du Bozon-Verduraz, celle de la reine Pédok de Buitoni, une gravosse dont les vingt-deux rangs de perles n’arrivent pas à camoufler le goitre et enfin les deux mains de MM. Nocey et Bankey, de la banque Goldanbarre.
Je me crois enfin quitte, mais pas du tout, il y a encore deux messieurs à une table, Okapis nous dirige vers eux.
— Voici deux compatriotes à vous, mon cher ami, que me zézaie le Grec. Le professeur E. Prouvette, de l’institut, et son fidèle collaborateur Mahousse.
Je salue le professeur dont le nom m’est familier. N’est-ce pas lui qui a découvert le marteau à deux têtes, la poudre éléphanticide, la poinçonneuse à gruyère, le conduit à double orifice, la tasse à café pour gaucher, le chewing-gum à la nicotine permettant aux non-fumeurs de pouvoir s’intoxiquer, le tire-bouchon inversé, la tringle à rideaux verticale et la machine à épiler les cœurs d’artichauts ? Une gloire, quoi ! D’ailleurs, il a la rosette sur canapé, plus la nouvelle décoration pour enfants de Marie. C’est un petit homme déplumé qui ressemble à une courgette.