Il baisse le ton.
— Comprenez qu’un événement de ce genre doit trouver très rapidement sa solution. La police de San Cristobal ne fera que brouiller les cartes. Je voudrais pouvoir lui fournir l’agresseur lorsqu’elle arrivera.
Il fait claquer ses doigts.
— C’est tout !
Un petit Napo, quoi ! Il en a de savoureuses ! Trouver l’agresseur aujourd’hui même ! Le Vieux, que je trouve despotique parfois, n’oserait pas me poser une colle pareille.
— Très bien, monsieur Okapis, je vais faire mon possible.
Je quitte son bureau avec le cerveau pareil à un beignet dans de la friture bouillante. Je crois qu’avant toute chose, il faut que je m’écluse un double scotch.
Je prends le chemin du bar d’été, un endroit formidable, creusé dans le roc et dont la terrasse donne sur la mer.
Il est presque deux plombes et je me demande si on va pas bientôt passer à table, vu que j’ai les crochets.
Tandis qu’on me verse mon long drink je sors ma pochette d’aloufs pour examiner les fils de soie prélevés sur le grillage du tennis. Ils sont au nombre de cinq, ces fils. J’arrache un morceau de sparadrap à mon pansement et je les dispose en coquille d’escargot sur la toile gommée, de manière à leur donner une surface. Je parviens de la sorte à reconstituer un échantillon de l’étoffe d’où ils proviennent. Le barman me regarde œuvrer en ouvrant des carreaux gothiques. Il se dit qu’ils ont de drôles de jeux de patience, les invités du patron !
J’étouffe mon double scotch, ce qui me remet instantanément de l’optimisme dans l’armoire à idées et je m’esbigne, car la cloche annonçant la tortore vient de carillonner.
Jusqu’alors, nous n’avons pas encore aperçu la maîtresse de maison. Or je meurs d’envie de la connaître vu que j’ai maté souventes fois des photos d’elle et qu’elle paraissait plutôt pas mal. Eczéma Okapis est la seconde épouse de l’armateur. Il l’a connue alors qu’elle était simple lécheuse de timbres à la perception d’Athènes. Frappé par sa beauté, il a joué les Pygmalions et en a fait l’une des femmes les plus en vue des cinq continents.
C’est dans la salle à briffer que nous avons ce privilège. Elle se réservait pour la bonne bouche en somme. (Le prince Salim dirait pour la bonne babouche, car il a beaucoup d’esprit.) Quelle femme de rêve ! Imaginez Sophia Loren, en mieux. Blonde, avec un regard fascinant de statuette égyptienne. Elle a le nez aquilin, la bouche charnue et un buste à côté duquel celui de Marianne ressemble à deux œufs durs sur une soucoupe.
Nouvelle série de présentations. C’est le maître de maison qui les fait. Il a une drôle de maîtrise, Okapis. En le voyant exécuter son cinoche, on ne croirait jamais qu’il est dans la mélasse jusqu’au gésier.
Chacun à son carton devant son auge. Moi je me trouve placé entre ma pseudo-fiancée et Antigone, ce qui, vous en conviendrez, est une position enviable.
Vous devinez ce qui défraye la converse, pendant la bouffe ? On ne parle que de l’attentat, chacun émettant son opinion, of course. Les uns pensent que c’est l’œuvre d’un fou, d’autres qu’il s’agit d’un coup monté par les Soviets. Votre gars San-Antonio, pendant ces palabres stériles, se déguise en grenouille par le bas, vu qu’il réussit la prouesse de faire du genou à ses deux compagnes à la fois. C’est duraille, croyez-moi. Beaucoup plus que le piano.
Le repas se déroule sans incident. Les mets sont de qualité et Okapis possède une des meilleures caves qu’il m’ait été donné de rencontrer sur mon chemin. Comme nous atteignons le fromage, une voix domine le gentil ronron des conversations de bonne venue pour héler le garçon :
— Hé, le loufiat ! File-moi encore un gorgeon de Saint-Emilion, c’est ma fête !
Tout le monde se tourne vers le mal poli. Vous l’aurez sans doute déjà deviné, car vous êtes beaucoup moins bêtes que vous en avez l’air, c’est M. Mahousse, l’adjoint du professeur E. Prouvette, qui vient de s’exprimer. Il a la trogne congestionnée, le convive. Et cette fois y a pas d’erreur : le Gravos ne peut plus celer son incognito. Trop de vin rouge : son standing en contreplaqué est parti en brioche. Béru ! C’est bien lui ! Mon Béru, le vrai !
Je vois le professeur qui lui virgule des signes désespérés depuis sa place. Mais Sa Majesté n’en a cure. Beurré à bloc, qu’il est, le Mastar !
S’apercevant que l’attention de toute la tablée est fixée sur lui, il cligne de l’œil à la ronde et déclare :
— Mande pardon, mes rois, mes reines, mais si qu’on se détendait pas en vacances, à part les vouatères, où qu’on pourrait le faire ?
Le sommelier lui ayant rempli son godet, il se le téléphone en priorité et clape de la menteuse.
— Béru, soupiré-je. Béru…
— Que dites-vous ? demande Gloria.
— Rien, fais-je, béru est une expression qui signifie horrible butor. Il s’agit d’une contraction du nom de Bérurier, le célèbre cancre français, l’homme qui a mis au point le jaune d’œuf sur la cravate, la barbe mal rasée, les chaussettes trouées et les imperfections de l’imparfait du subjonctif. Depuis, il existe maintenant chez nous le verbe bérurier, lequel appartient au premier groupe puisqu’il se termine en « er ». On dit qu’un enfant « bérue » quand il renverse son potage sur son pantalon ou qu’il s’oublie au lit.
Ce cours de grammaire donné, je regarde de nouveau le Mahousse. Il me file une œillade que je feins de ne pas voir. Je pige maintenant pourquoi Okapis m’a dit qu’il savait qu’un policier français faisait partie de l’expédition. Il s’agissait du Gros ! Cher Béru, il a dû être bigrement conditionné pour tenir ce rôle ! Il ne l’a pas tenu longtemps, soyons juste, mais l’illusion a été parfaite puisque j’ai moi-même renoncé à croire que ce M. Mahousse était mon brave Ignoble. Je cherche ce qu’il a fait pour se transformer. Il s’est rasé les baffies, bon. Et puis il porte des lunettes teintées, c’est vrai. Mais il y a autre chose… Ah ! j’y suis : il s’est mis une moumoute. Comme il est très déplumé sur le devant, on lui a confectionné un gentil petit plumeau à la Mayol. L’élégance raffinée de ses vêtements complétait heureusement la transformation. Et puis autre chose encore est à signaler dans son maintien : il n’a plus sa grosse brioche flasque. On n’a pas pu la raboter, pourtant ?
Il est assis entre la grand-mère de M. Pédal et l’une des femmes de Foscao Ier, superbe Noire vêtue de soie rouge.
Il a toujours eu un penchant pour les Noires, mon Béru. D’ailleurs, c’est une nostalgie que traînent presque tous les hommes blancs. Se taper la négresse, c’est le rêve secret des matous. À se demander comment certains trouvent encore le moyen d’être racistes ! Du moment qu’ils aimeraient se faire reluire avec une miss Cacao, pourquoi vouloir la reléguer à un rang inférieur, je me le demande, ou plutôt je le leur demande à ces locdus, à ces poux crâneurs !
Qu’est-ce qu’ils lui trouvent de supérieur à leur bidoche blafarde, hein ? La preuve qu’ils en ont honte, c’est qu’ils ne pensent qu’à se faire bronzer ! Y en a même qui s’achètent des trucs électriques pour se basaner un peu la couenne quand le mahomed se fait porter pâle. Ils s’oignent d’ambre solaire et d’un tas de vacheries colorantes pour tenter de ne plus ressembler à des cadavres Ah ! les monstrueux ! Anti-bougnouls, anti-youpins, mais pas anticonnards, hélas ! Plus les copains sont sombres, plus ils sont mauvais.
Les Jaunes, à la rigueur, ils les supportent, vu que rien ne ressemble plus à un Asiatique qu’un Blanc constipé, surtout s’il a la jaunisse. Mais les foncés, alors, ils les supportent pas. Des paillassons, ils en font ! Ils voudraient les nettoyer du globe à coups de lance-flammes pour que cette pauvre planète ait une fois pour toute la blancheur macchabe !