— Le moment est venu de faire diversion. Pour peu qu’on insiste, elle va y aller de son voyage.
C’est ce qui se passe, fectivement ! Quelques chichiteux chiquant aux amis-des-arts font leur ramage à la marchande de si-bémol galvanisés. Ils lui disent que, sans contre-ut, elle reste géniale et qu’on est entre gens de bonne compagnie. Elle objecte alors qu’elle n’a pas son accompagnateur. Qu’à cela ne tienne, la reine Mélanie n’a-t-elle pas obtenu un quatorzième second grand troisième Prix au Conservatoire de Chkoumoun en 1902 et par contumace ? Alors ?
Alors on a droit au grand air de Ramone-moi. Obligés de délourder les fenêtres en douce, qu’on est, because les « bangs » ! Les vitriers sont rares dans l’île du Konkipok, faut ménager les carreaux.
Pendant que Mme la Cavale joue les cliniques d’accouchement survoltées, j’opère un discret mouvement en direction du Gros. Il est affalé sur un canapé, dans un coin tranquille, et il commence à fermer ses jolis yeux, comme chaque fois qu’il sort de table.
— Hé, Grosse Pomme, j’hèle à mi-voix.
Il rouvre un store, hésite à continuer sa comédie mais il y renonce.
— Il faut que je te parle, Béru. Mais discrètement. Tout à l’heure, va faire une balade sur le port, je te rejoindrai.
Ayant dit, je le largue afin de ne pas éveiller l’attention. Pourquoi ai-je l’impression que je vis sur la lentille d’un microscope ? Il me semble que mes moindres faits et gestes sont observés, interprétés… Il y a dans cette maison un je ne sais quoi de menaçant, de funèbre plutôt, qui me glace tout à coup. J’ai cru que la présence de ces grands personnages m’intimidait, mais ça n’est pas de la timidité ; plutôt une angoisse secrète. Ça remue tout au fond de moi, c’est viscéral.
Il est évident qu’après l’affaire du tennis, dire qu’un danger plane est une espèce de lieu commun, mais c’est la notion de ce danger qui est bizarre. Il m’est souvent arrivé (vous avez payé pour le savoir) de voir ma vie menacée, mais je n’éprouvais pas cette inquiétude organique. Ici, ce que je ressens est pareil à la panique des bêtes qui fuient quelques heures avant que se déclenche un séisme. Vous pigez ? Si vous ne pigez pas, c’est que vous êtes abrutis ou que vous le faites exprès parce que, depuis un moment, je m’exprime rudement bien, non ? Est-ce que cette sale sensation provient du fait que nous nous trouvons sur un îlot perdu en plein Pacifique ? Peut-être, après tout !
— Avez-vous goûté à l’alcool de figue ?
Je me retourne. Eczéma Okapis est devant moi, après avoir été derrière ; mais puisque je me suis retourné, la voici devant, comprenez-vous ?
Éclat ! Rayonnement ! Elle dégage de la chaleur, une odeur suave et provoque impétueusement le désir. Son sourire est éclatant.
— De l’alcool de figue, bredouillé-je, heu, non…
— Alors, venez, je vais vous en faire déguster.
Elle m’entraîne vers l’armoire aux liqueurs.
— Vos blessures ne vous font pas trop souffrir ?
— Elles sont assez bénignes.
Je croise le regard de Gloria. Elle serait jalmince que ça ne m’étonnerait pas.
— Vous êtes très courageux, m’a-t-on dit, monsieur San-Antonio.
— Ce sont des personnes très indulgentes qui vous ont affirmé cela, madame Okapis.
Avec des gestes savants, des gestes de danseuse indoue, elle me sert un verre d’alcool. Nous sommes face à face et notre silence est plus éloquent qu’un démarcheur d’assurance.
Moi, vous me connaissez… On serait pas dans le big salon du père Okapis, je me la culbuterais sur la moquette, sans cérémonie. Elle a tout ce qu’il faut pour vous faire exploser le thermomètre à injection, cette dame ; mais alors quand je dis tout, c’est TOUT !
— Il faut que je vous parle, me gazouille-t-elle ; c’est urgent !
Exactement ce que je viens de bonnir au Gros. Quelle coïncidence, dites-moi !
— Je vous écoute, risqué-je.
— Pas ici. Montez tout à l’heure dans mes appartements.
— Quand ?
— Un concours de tir au pigeon est prévu pour quatre heures, venez pendant ce temps, j’habite au deuxième étage, la porte au fond du couloir de droite.
Je bats des ramasse-miettes.
— J’irai.
Ma parole d’homme, j’ai dû rougir tellement la pensée salace qui m’a traversé le citron est corsée.
La Cavale brame toujours. Les verres en tremblent sur leur plateau.
Je liquide le mien.
— Excellent ; madame, merci de m’avoir fait connaître ce nectar.
Son œillade me répond : « Si tu es amateur, mon garçon, je te ferai connaître d’autres choses bien meilleures encore. »
En matant du côté du Gros, j’ai le plaisir de constater que Sa Majesté Béru Ier, roi des glands, est sorti. Je décide de m’esbigner aussi. Pourvu que la môme Gloria ne joue pas trop les anges gardiens. J’ai un après-midi chargé qui réclame ma totale liberté de mouvements.
Je profite de ce que tout le monde acclame la Cavale qui vient de glapir son ultime fa dièse fourré pour me déguiser en absent.
Pour aller au port, j’emprunte un sentier dallé qui louvoie (comme disait Colbert) entre les prépuciers à corolles latentes et les fouillotrins panachés. Ce que ça hume bon, ces plantes exotiques ! Chemin faisant et tout en reniflant à pif-que-veux-tu, je me fais un petit résumé des chapitres précédents. L’expérience m’a enseigné à quel point ce petit détail était utile. S’il vous casse les nougats, allez fumer une cigarette dans le jardin, je vous y rejoindrai.
Moi, San-A., je prenais de béates vacances sur la Côte d’Azur lorsque j’ai fait la connaissance d’une milliardaire un peu follingue. La demoiselle manque être kidnappée en ma présence et doit sa liberté à la promptitude de mes réflexes.
Éperdue de reconnaissance et d’admiration (comme on la comprend) elle m’emmène en croisière avec des tranches couronnées et des grossiums de tout poil.
À bord du yacht d’Okapis, un commando de malfrats tente de nouveau de la kidnapper. Toujours grâce à la célérité et à la vaillance du fabuleux San-A., (je me fais faire tous mes superlatifs à la main) elle s’en tire une nouvelle fois.
Vous suivez toujours ? Ça ne vous fatigue pas ? Si les dames sont fatiguées, elles peuvent s’asseoir sur les genoux des messieurs, je suis pas choquable. Bon, je continue…
Nous arrivons triomphalement dans l’île et en faisant trempette, dans l’heure qui suit mon arrivée, je découvre un cadavre entortillé dans du grillage. Comme je retourne au palais du Perlin-pinpin l’armateur, j’aperçois un sosie de Bérurier qui, un peu plus tard, s’avère être le Gros en chair et en graisse.
Suivez le guide, il vous conduira toujours sur les chemins de Magloire et de l’horreur.
Histoire de monter un peu en gringue avec la fifille de la maison qui paraît être à ma pointure, je dispute avec elle un match de tennis, et une balle piégée, délicatement mise à notre disposition par une main criminelle, manque de m’envoyer chez Plumeau. Elle blesse grièvement le souilleur de blanc qui nous regardait jouer.
Qu’à cela ne tienne, nous passons à table où le Béru de service fait son scandale quotidien, et à l’issue du repas, la maîtresse de maison (dont je ferais bien la mienne à l’occasion) m’invite à grimper dans ses appartements privés. C’est tout, hein ? Je crois n’avoir rien oublié. Si j’ai perdu quelque détail en route, mettez-le-moi de côté, je le prendrai en repassant. Et maintenant, vous allez convenir devant moi d’une chose, les gars, c’est que si vous trouvez ce bouquin pas assez nourri en péripéties, il y a un disjoncteur de sauté dans votre centre nerveux du bas.