Auquel cas vous allez au Bazar de l’Hôtel de Ville vous acheter un appareil à électrochocs branchable sur le 220.
Moi, tous ces mystères commencent à me peser sur le concombre farceur. Je me dis que Béru va au moins en éclaircir un, et pas des moindres ; celui que constitue sa présence chez Okapis.
Justement, j’aperçois sa brave silhouette, tout là-bas. Il est assis sur une grosse bitte, ses jambes dans le vide, le coquet bada de paille incliné sur la devanture.
Il dodeline.
J’arrive dans son dos et, farce classique, je brame en lui appuyant brusquement mon index entre les omoplates :
— Haut les mains !
Il bondit en avant !
Mais en avant c’est la mer, mes frères ! Alors, que voulez-vous : il y va de son plongeon grand style, le Béru. Une gerbe d’écume m’éclabousse. Je me penche, fort marri de voir mon innocente blague se transformer en fait divers. En bas, il y a un bouillonnement forcené. Mister Bibendum a disparu. Aurait-il coulé à pic ? Après un gueuleton aussi faramineux que celui qu’il vient de se cogner, ça n’aurait rien d’impossible. Que dis-je : ce serait tout naturel.
J’ôte ma veste, mes pompes, et je m’apprête à plonger lorsqu’il réapparaît. Ses bras battent la glotte énergiquement. Il s’organise enfin et se paie une brasse tout ce qu’il y a de coulée en direction des escaliers du quai. C’est un Béru furax et suffocant que je récupère.
— Figure de fifre ! hurle-t-il. Tranche de melon !
— Du calme, inspecteur, on n’insulte pas son supérieur, fût-ce en territoire étranger.
Il m’indique l’endroit de sa robuste personne où il place le supérieur en question. Il s’agit d’un endroit très inconfortable ma foi, et j’en frissonne. Heureusement, le guignol tape dur en cet après-midi léthargique. Il ne risque pas de s’enrhumer, le Gravos.
— Avant d’aller te changer, raconte-moi un peu par quel prodigieux concours de circonstances tu te trouves ici, Grosse Larve.
Il pose sa veste, ses pompes, son bénard et étale le tout sur le marbre surchauffé de la jetée. En bannière et en slip, il est payant, mon valeureux compagnon.
— C’est toute une histoire, commence-t-il en crachotant. Bon Dieu, grimace-t-il, ce qu’il est saumâtre ce Pacifique !
— Ça va changer, promets-je, les États-Unis qui se sont terriblement dessalés depuis quelques années vont également dessaler les océans. Maintenant vas-y, bonnis-la, ton histoire.
— Figure-toi qu’un jour, le professeur Prouvette que j’ai l’honneur d’escorter, a été invité par Okapis à participer à sa java de la haute.
— Puisqu’il est ici, je m’en doutais, figure-toi.
— Fais pas d’obstraction. Les journaux de chez nous en ont causé. Et voilà que le professeur a reçu un coup de grelot, signé anonyme, d’un mec qui lui demandait de ne pas venir.
— Pour quel motif ?
— Au début il a pas donné de motif. Le Prof a cru que c’était une blague bidon. Et puis, comme on continuait d’annoncer ses préparatifs de départ, le correspondant a remis ça. Cette fois il lui a dit : « Si vous allez à Konkipok vous n’en reviendrez pas. Nous avons un très grand respect pour votre œuvre. C’est pourquoi on vous avertit (comme dirait Jean-Christophe). Surtout ne croyez pas que nous sommes des plaisantins. Il ne s’agit pas d’une farce. Et pour vous prouver que nous sommes sérieux, nous vous causerons une certaine émotion d’ici demain soir. »
« Là, poursuit Béru, le père E. Prouvette a commencé à avoir le masque et il a prévenu la poulaille ; mais nous, faut l’avouer, on n’est pas des préservatifs. On châtie, on ne protège pas. »
Sur ces paroles robustes, il crachote et fronce les sourcils.
— Que t’arrive-t-il, Gros ? m’inquiété-je.
— Je pense à un truc que je te causerai tout de suite après, me répond l’Hénorme. Bon, où que j’en étais ? Ah, oui ! Quand le Prof’ vient nous raconter sa romance, on lui dit « Inquiétez-vous pas, le monde est plein de tordus. » Mais voilà que le lendemain, Prouvette reçoit la tête de sa secrétaire dans une mallette casse-croûte achetée à Prisunic.
— Quoi ! croassé-je.
— Textuel, Gars. Sa secrétaire était une vieille toupie du genre pucelle-à-vie. Elle habitait seule. Des mecs sont allés chez elle, lui ont sectionné le cigare et l’ont offert à Prouvette pour ses étrennes. C’est culotté, non ?
— Plutôt !
— Et le lendemain, dernier coup de bigophone. La voix disait : « Nous vous avons prouvé qu’on rigolait pas. Maintenant, vous voilà prévenu. Si vous allez à Konkipok, tant pis pour vous. » Et il a raccroché.
Passionnant, ce que m’apprend le Bonhomme Bérurier, vous admettez ? Voilà qui jette une lumière nouvelle sur tout ça. Donc, je n’ai pas des vapeurs de jouvencelle hypersensible quand je vous dis que je sens flotter un danger sur cette île. Si des amoindris avaient déjà ricané, ils l’ont dans l’egg et c’est bien fait pour leur bouille. Tout de même c’est pas banal, l’aventure d’E. Prouvette. Ce scientifique qu’on veut protéger contre un danger par respect de ses travaux et dont on bousille la secrétaire afin de lui prouver la réalité dudit danger, voilà qui dénote une curieuse mentalité de la part de l’assassin.
— Béru, murmuré-je avec une gravité qui lui fait rectifier d’instinct l’ordonnance de son kangourou, Béru, je crois que nous sommes au cœur de l’enquête la plus sensationnelle de notre carrière.
— Je le crois t’aussi, répond le Mastar avec ferveur.
— Continue.
— Le Vieux a tenu un grand conseil. Il a demandé à Prouvette de s’abstiendre de venir. Mais le père Prouvette, tu peux pas savoir la volonté qu’il a. On dirait un petit ouistiti mais il a un cœur de torrent-houdan. C’est pas de la mauviette. « Dussauré-je y rester, a-t-il répondu, que j’irais. »
Ce qu’entravant, le Vieux a décidé de le faire protéger par un homme sûr.
— Et il t’a confié la besogne ? m’étonné-je.
Là, Sa Majesté se trouble comme un verre de Ricard exposé à la pluie.
— C’est-à-dire que voilà. Il m’a chargé de te retrouver parce qu’il estimait que c’était un turbin dans tes cordes.
— Et alors ?
Ça se bouscule dans la porte-tambour du Gros.
— J’ai téléphoné chez toi, ta Maman m’a dit que t’étais sur la Côte et… j’ai pas voulu te déranger, comprends-tu ?
— Espèce de gros Tartuffe ! Elle t’a donné mon adresse, mais tu as prétendu que j’étais parti à l’aventure, ce qui a dû faire mugir le Vieux qui n’admet pas que ses collaborateurs disparaissent.
— Justement. Le Vieux a été convoqué à une réunion de l’Otan pour plusieurs jours. C’est moi que j’ai pris la décision de partir à ta place et j’ai tout arrangé pour, me révèle l’Obèse. J’avais envie de m’offrir la croisière des milliardaires et des rois, c’était tentant, admets !
Je ricane.
— M’est avis, Béru, que tu vas faire des éconocroques de savon Cadum en rentrant car le Boss se chargera de te laver la tête !
Il soupire.
— Je m’en gaffe. Comment il était quand il t’a joint ?
J’ouvre des vasistas grand format.
— Il ne m’a pas joint ! Qu’est-ce que tu débloques ?
— Mais alors comment t’est-ce que t’es là ?
Je comprends pourquoi le gars Béru n’a pas paru surpris de me trouver chez Okapis. Dans sa bonne cervelle pâteuse, il s’est dit que j’avais été touché par les Services et expédié dare-dare chez l’armateur.
J’affranchis mon camarade sur mes amours avec Gloria.
— Je voudrais pas te vexer, me dit-il, mais elle est pas lobée, ta mousmé ? Je t’ai vu dégringoler mieux, San-A.
Ces sarcasmes ne m’atteignent pas. Dans le fond, je suis ravi de retrouver mon féal équipier. C’est quelqu’un, Béru, dans son genre. Il peut m’être très précieux.