Je descends, je descends éperdument, grenouille poursuivie par un brochet !
J’atteins les coffres sans encombre. Je risque un z’œil vers la hauteur et je vois piquer sur moi deux requins, en l’occurrence les deux plongeurs qui n’ont pas encore défouraillé. En même temps, je comprends pourquoi ils préfèrent me courser plutôt que de me harponner depuis le quai. Ma bouteille d’oxygène crevée provoque un tel bouillonnement que celui-ci constitue une espèce d’écran de bulles et ils craignent de me rater.
En tout cas, je peux dire que ce sont des plongeurs d’élite car faut voir à quelle vitesse ils m’arrivent sur le paltobok ! J’en ai marre de jouer Moby Dick en tenant le rôle de la baleine ! Ces deux torpilles sombres qui traversent l’eau pour venir me trouer par dix mètres de profondeur me glacent la gelée dans les conduits.
D’une détente, je me coule derrière les coffres. Abri provisoire ! Abri dérisoire ! Alors j’ai the big idée, les gars. En un tourne-pogne, je dégrafe mes boutanches d’oxygène et les accroche à une vieille ancre rouillée qui gît au fond de l’eau. Cela fait, en remuant le moins de flotte possible et en cessant de respirer, je nage au fond de l’eau le long de la digue du quai.
Les deux tordus, hypnotisés par l’effervescence de l’oxygène libéré, cernent les coffres. Ils ajustent leur fusil. La situation s’est un tantinet modifiée en ce sens que je suis maintenant dans leur dos. Seulement n’en déduisez pas hâtivement que mon sort est aussi enviable que celui du monsieur qui se fait bronzer sur la plage de Juan-les-Pins entre deux pin-up dorées. Oh ! que non ! Je n’ai plus d’oxygène, moi, mes pauvres chérubins. Et comme j’avais bêtement pris l’habitude de marcher à ce carburant-là, je sens que si je ne déniche pas très rapidos un peu d’air (frais de préférence) mes soufflets vont se mettre en chômage. J’ai jamais été pêcheur de perlouzes, moi, comprenez-vous. Paraît que ces messieurs arrivent à tenir trois minutes dans l’eau. Bravo. Seulement le record de bibi est plus modeste. Il va chercher dans les soixante-dix secondes, ce qui est nettement insuffisant pour faire une partie d’échecs ou pour relire l’œuvre de M. François Mauriac (sur papier bible).
Et ça fait quinze bonnes secondes que je me suis débarrassé de mes bouteilles. Ne gaspillons pas ce léger temps imparti par mes pauvres éponges et agissons. J’arrache le harpon qui est resté fiché dans une de mes palmes et je me précipite sur les deux requins. L’un d’eux vient de défourailler en plein dans le paquet de bulles, pensant me traverser le dos.
C’est donc l’autre que je me paie. Les Trois lanciers du Bengale version aquatique ! Je donne un coup de palme forcené et j’arrive, le harpon braqué dans le dossard du monsieur. Ça ne fait pas beaucoup de résistance. Je continue d’avancer jusqu’à ce que ma tête cogne la sienne. Le harpon lui a traversé la poitrine de part en part. Un filet de sang sourd du trou pratiqué dans sa combinaison et devient un nuage pourpre. Le gars est maintenant aussi flasque qu’un sac de linge sale. L’autre, qui s’est retourné, me visionne à travers son hublot. Je distingue deux yeux sombres, féroces. Il se jette sur moi, m’agrippe. Il a vu que j’étais démuni d’appareil respiratoire et comme lui en a un, le jeu consiste simplement à me maintenir une bonne minute au fond de l’eau pour être certain de me supprimer. Je me débats, mais je suis à court de souffle, vous vous en doutez. Mes gestes sont d’une mollesse terrifiante. Et cette peau de vache (ou plutôt de veau marin) me nargue en se gavant d’oxygène de la bonne année à mon naze et à ma barbouze.
J’ai une grosse caisse à la place du cerveau, et on y cogne dessus à coups redoublés. Je vois rouge, puis noir par secousses. Il me semble que je vais éclater, m’expulser dans un formidable et suprême renvoi de gaz carbonique.
« Vingt mille lieues sous les mers », ç’aura donc été ma représentation d’adieu. Je mollis, je prends congé de vous tous, mes bons petits camarades. Je vous secouais un peu, mais je vous aimais bien dans le fond. Ce que j’appréciais chez vous, c’était pas votre intelligence, bien sûr — et pour cause — mais votre condition de bipèdes, allaitants, haletants, soumis. Ce n’est pas un au revoir, mes frères, mais un adieu. Becqueté par les jolis poissons qui font si bien dans les aquariums du Cintra, voilà comment il s’achève, le San-A. Il a bien débloqué, renversé des tas de dames et accompli des tas d’exploits, tout ça pour se déguiser en daphnie à la fin du compte. De mammifère d’élite, il devient une sous-classe des branchiopodes. Ça fait branchier le marin, non ! Pauvre cher commissaire, si fort quand il était fort, mais si faible maintenant qu’il faiblit ! Ce qui me console, c’est la pensée qu’il ne restera plus rien de ma p… de carcasse. Emballage perdu, l’âme de San-A. ! Ça réconforte, dans un sens. Pour le banquet des asticots, s’adresser au Père-Lachaise !
Tout tourne… Je perds conscience. Je commence à claper de la tisane. Ce qu’elle est salée ! J’essaie une dernière fois de m’arracher à l’étreinte du gars. Je sens vaguement quelque chose de rond sous mes doigts engourdis par le froid des profondeurs. Je tire dessus. Je crois que c’est le tuyau de son inhalateur. Je tire plus fort. Ça doit être ça puisqu’il me lâche. À son tour, il va sentir ce que c’est que de manquer d’oxygène. Il veut remonter. Je m’agrippe à lui, c’est ma dernière chance. Il va me remonter, maintenant, puisqu’il a besoin de refaire surface. Nous luttons pour un objectif diamétralement opposé à celui qui nous mettait aux prises dix secondes plus tôt. Il me maintenait, maintenant il cherche à se défaire de moi. Moi, c’est scié, je me résigne. Car c’est cela la seule véritable force de l’homme : son acceptation de l’inévitable. Il tremble sa vie durant à l’idée qu’elle va cesser un jour, et quand le passage s’opère. Il dit O.K. Il est forcé de dire O.K., l’homme. Son privilège, c’est de ne pas avoir le choix.
Pas de choix, donc pas d’initiative à prendre. La forme suprême de la liberté, c’est l’abolition de la liberté. Toute sa vie il est tenté par ça, monsieur l’homme !
Il aspire plus ou moins ouvertement à n’avoir plus que la possibilité de dire oui. Finis les soucis, les crises de conscience, les alternatives, les dilemmes, les discussions contradictoires. Finie la fatigue d’assumer sa dignité d’homme. La liberté, je vous dis. La toute dernière. Souveraine puisqu’elle est vassale ! Je vous em… peut-être, non ? En ce moment je tartine pas pour les truffes mais pour certains petits gars qui savent ce que je cause, qui me pigent, qui m’acceptent tel que je suis, avec mon délire et ma volonté de vérité (pas seulement les quatre vérités, mais la Vraie, toute seule, à poil, ruisselante de la flotte de son puits).
Donc je m’évanouis, comme on disait dans les œuvres du siècle dernier. N’importe qui en ferait autant à ma place. Y a pas plus de superman que de gaieté dans la prunelle d’un sadique. Un superman maintenu sous l’eau, ça devient vite un noyé, mes loutes.
Je ne sais plus, j’explose, je me dilue. Je suis une grosse bulle qui crève, qui crève, qui crève…
CHAPITRE XI
Moi, vous me connaissez…
Mais si vous m’aperceviez maintenant, vous ne me reconnaîtriez pas.