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— L’appareillage a été détérioré cet après-midi par une main criminelle.

J’éprouve un léger pincement au lobe. Désagréable tout ça, mes jolies ; très désagréable !

— En somme, monsieur Okapis, nous sommes coupés du monde ?

— Exactement !

Je me pince le nez. Chez moi, c’est signe de réflexion intense.

— La police équatorienne ne va pas tarder à arriver, je suppose ?

Il baisse la tête.

— Je ne me le pardonnerai jamais, mon cher ami, mais j’avais donné l’ordre de ne la prévenir que demain !

Alors là, il renaude vilain, le San-A.

— En voilà des idées !

— Ce soir, j’ai ma fameuse soirée d’accueil, avec feu d’artifice, et je ne voulais pas qu’elle soit troublée par des investigations policières.

— Je n’ai pas envie de vous accabler, monsieur Okapis, mais permettez-moi de vous dire que vous vous êtes montré bien léger…

— Je sais.

Je saute de mon lit. J’ai la tranche qui fait un peu la toupie, mais un deuxième whisky remet les choses en place.

— Selon vous, enchaîné-je, tout cela rime à quoi ?

— Justement, je me le demande ! C’est ça qui m’inquiète. Je ne comprends pas ce qui se passe !

Nous n’avons pas le temps d’en dire davantage. Un hurlement fantastique retentit, pareil à celui de la matinée. Nous nous regardons.

— Qu’est-ce que c’est ? balbutie mon hôte.

Je cours sur le balcon. À quelques balcons de là, j’avise le Gravos.

— T’as entendu, Béru ? lui lancé-je.

— Et comment, ça vient de tout près ! Peut-être de la piaule à côté. Bouge pas, je vais me rencarder.

Il enjambe la balustrade et, avec une souplesse qu’on ne lui soupçonnerait pas, bondit sur le balcon voisin, à l’instant précis où un nouveau cri s’élève dans la touffeur du soir.

— On égorge quelqu’un, tremble Okapis.

— Ça m’en a tout l’air !

La bouille hilare du Mastar réapparaît, là-bas. Il se fend le pébroque, Béru.

— Tu peux pas savoir ce dont au sujet de quoi il s’agit ! me lance-t-il de son bel organe graillonnant.

— Cause !

— C’est le prince Salim Tanksapeuh !

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Il se rase ! Mais à cause de sa religion à la mords-moi la bible, il est obligé d’opérer avec un sabre sacré. Je voudrais que tu visses ce turbin, gars ! Un de ces jours, on va retrouver son cigare dans le lavabo, c’est recta !

Rassurés, du moins en ce qui concerne l’origine de ce cri démentiel, nous revenons à nos moutons.

— On passe à table dans combien de temps ? demandé-je.

— Dans une heure, environ.

— Alors munissez-vous d’une forte lampe électrique et venez avec moi sur la plage, je vais vous montrer quelque chose.

Je hèle Béru.

— Dis, Gros, on t’embauche pour une balade apéritive sur le bord de mer.

— Gigot ! répond spontanément le mammouth.

— T’as la gomme à effacer le sourire ?

— Tu parles que je ne pars pas en voyage sans ma bonne !

— Alors, couvre-toi, les soirées sont fraîches !

Chemin faisant, je raconte à Okapis ma macabre découverte du matin.

— Un mort dans du grillage ! balbutie-il, mais c’est insensé !

— Notez, fais-je, que le quidam en question me paraît avoir fait trempette un bout de temps.

— Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé plus tôt ?

— Pour cette raison même qui vous a poussé à ne pas prévenir la police équatorienne, monsieur Okapis. Je n’avais pas envie de jeter une ombre sur cette belle journée.

Parvenu sur la plage, je vais au pied des rochers (en corail véritable, sculptés dans la masse) où j’ai sommairement recouvert ma trouvaille. Dégager mon mort est un jeu d’enfant (si j’ose dire). Je le sors de son rouleau de grillage et l’étale sur le sable fin. La lune brille maintenant à tout berzingue. Au point que notre torche électrique est inutile. Okapis se penche sur le squelette en réprimant une grimace de répulsion.

— Je ne vous demande pas si vous le reconnaissez, fais-je.

— Faudrait être bougrement physionomiste ! renchérit Béru.

Mais Okapis tressaille. Il braque le faisceau de sa lampe sur la denture du macchabée.

— Je sais qui c’est ! murmure-t-il.

Et, du doigt, il nous montre six dents en or dans la ganache du cher défunt. Ces dents, je dois le reconnaître, sont groupées de curieuse façon : il y en a trois en haut, trois en bas et elles s’opposent exactement.

— Stefano Poulopos ! fait Okapis.

— C’est-à-dire ?

— Un intendant que j’avais chargé de surveiller les travaux lorsque j’ai fait construire cette maison !

— Quel genre d’homme était-ce ?

— Un type bien, sérieux, de confiance, quoi !

C’est curieux de parler d’un monsieur dont le squelette, poli comme la poignée d’un réfrigérateur, gît à vos pieds. Ça permet de mesurer la vanité des choses.

Cet assemblage d’osselets a été un type bien. Et que reste-t-il du type bien ? Quelques os sur le sable, quelques mots dans la bouche de son ancien patron. Il se marre, le type bien, de toutes ses dents, y compris de ses ratiches en gold. Il paraît tout heureux de retrouver son boss. Il semble lui dire :

— Salut, monsieur Okapis, vous voyez, c’est encore moi, toujours fidèle au poste. J’ai un peu maigri, mais si vous saviez ce qu’on se sent plus léger comme ça !

— Comment et quand a-t-il disparu ? je questionne.

— Je l’ignore. Un jour, je suis venu pour voir comment se déroulaient les travaux et il n’y était plus. Les ouvriers interrogés n’ont pas su me dire ce qui lui était arrivé. Un matin, ils ne l’ont plus vu. Ils n’y ont pas pris garde. Comme mes bateaux faisaient la navette entre le continent et l’île pour charrier les matériaux et que Poulopos les utilisait fréquemment, ils en avaient déduit que l’intendant tirait une bordée. J’ai pensé moi aussi qu’il avait déserté ou qu’il lui était arrivé un coup dur dans un port.

Comme le monde se referme bien sur nous, après que nous avons disparu ! Nous jaillissons du limon, comme une grosse bulle. Nous nous gonflons à la surface et, parce que le soleil nous fait briller un instant, nous nous prenons pour quelque chose, et même parfois pour quelqu’un ! Et puis la bulle éclate : plouff ! Et le cher limon redevient bien uni, bien étal, impec sur sa fermentation sournoise qui continue et va produire d’autres bulles.

— Eh bien ! fais-je, cette petite promenade n’aura donc pas été inutile puisqu’elle nous aura permis d’identifier le mort.

— Qu’a-t-il pu lui arriver ? demande Okapis.

— Il s’est p’t’être altercaté avec un des ouvriers, suggère Béru qui a toujours une série d’hypothèses disponibles dans ces cas-là.

— J’ai l’impression que nous ne le saurons jamais, assuré-je. Ces travaux remontent à quand ?

— L’an dernier, fait Okapis.

— Et je suppose que des centaines d’ouvriers ont travaillé à ce domaine ?

— Des milliers, voulez-vous dire ! J’étais pressé !

Les hommes sont toujours pressés quand il s’agit de réaliser des choses futiles. Lorsqu’on entreprend de grands travaux, comme des autoroutes, par exemple (je parle pour la France uniquement) on voit trois ou quatre Artois et deux bétonnières en chantier pour construire un colossal ouvrage d’art. Mais dès qu’un magnat maniaque se fait bâtir sa villa Sam-Suffit, c’est la ruche à grand spectacle !

— Que fait-on de cette dépouille ? demande Okapis.

— On la remet provisoirement dans le sable, dis-je.

— Est-ce bien correct ? demande l’armateur.