Je le sermonne :
— Faut pas te laisser prendre à cette magie fallacieuse, Gros. Tu n’as pas le culte du billet de banque, j’espère ?
— Non, à cause ?
— Une décoration, c’est de la monnaie, mon Béru. Mais une monnaie qui n’a pas cours chez ton boulanger. Elle paie certains services ; ou bien elle fait tenir tranquilles les gens turbulents. L’idée ne te viendrait pas de te mettre un flacon de tranquillisant à la boutonnière ?
— Tout ce que tu voudras, bougonne le terre-à-terre, mais ces rubans, c’est rudement bath !
— Si tu aimes les rubans, achète-toi un œuf de Pâques.
Il n’est pas convaincable. Un môme, comme la plupart des hommes. Prêt à intriguer déjà pour avoir le droit de coudre deux centimètres d’une quelconque ficelle de pâtissier à son revers. Voilà comment on tient les bonshommes ! Ça les prend tous aux approches de la quarantaine, lorsque leur brioche s’arrondit, que leurs valoches diplomatiques s’accentuent sous leurs lampions, que leur bonne femme trouve moins d’amants et que les jeunes sollicitent leur appui, une fringale de rubans les saisit. Ils feraient n’importe quoi (et ils le font, du reste) en échange d’une médaille quelconque. Au début, la plus confidentielle leur suffit. C’est le dépucelage qui compte. Mais l’appétit vient. Après la médaille des Compagnons de la Course à Pied 39–40, après la Croix d’honneur des Abonnés au téléphone, on louche sur les Palmes plus ou moins académiques. C’est la bonne route pour atteindre la Légion d’honneur sans trop d’encombres. Ou plutôt c’était vu que désormais, elle est devenue indécrochable. Quel manque de psychologie ! Ça peut provoquer la chute d’un régime, une initiative pareille ! S’il n’a plus à espérer la Légion d’honneur, le quadragénaire moyen va vite devenir intenable. Qu’est-ce qu’il va attendre de l’existence alors, hein ? La Croix du Patron ? Allons donc ! Faut des siècles pour placer une décoration sur sa rampe de lancement !
Le Napoléon savait bien ce qu’il faisait ! Le prix du sang, il en connaissait les cours, lui qui en faisait une consommation outrageuse. Et v’là qu’on flanque son système par terre. Mais démolissez le Louvre, la tour Eiffel, Versailles, pendant que vous y êtes ! L’énergie française, vous allez la voir panteler vite fait ! Faut avoir le sens de l’impopularité poussé jusqu’au sublime pour oser ça, non ? On va être obligé de s’évacuer en Angleterre, nous aussi, pour essayer de se faire cloquer la Jarretière !
Et puis, le pernicieux dans tout ça, c’est de la réserver pratiquement aux militaires, la Légion. Y a plus de colonies, partant plus de coins où se chicorner, comment qu’ils vont la mériter alors ? Ce sera la prime au rempilage, ou bien la récompense pour les ceux qui auront le mieux fait leur paquetage, dites voir ? On aimerait savoir. Voilà comment la France s’anémie. Un jour, on supprime les maisons closes, et un autre jour la Légion d’honneur. Un de ces quatre, le San-Antonio sera retiré du marché et la boucle sera bouclée. Vous habiterez enfin dans la lune, mes frères ! Aussi c… qu’elle, vous serez ! Peut-être que j’en choque, non ? Quelle vulgarité, ce San-A., tout de même ! Hein, avouez que vous vous le dites ? C’est vrai. C’est de l’autodéfense, ma trivialité. J’essaie de réagir contre votre couennerie, que voulez-vous ; et si je voulais vraiment la contrebalancer, je n’écrirais plus qu’avec des petits « c » ou des « m » à points de suspension.
Je me suis laissé emporter, pardonnez-moi. Où en étais-je ? Oh ! et puis tiens, on va changer de chapitre, histoire de s’aérer un peu les méninges.
CHAPITRE XIII
Moi, vous me connaissez… J’aime l’originalité.
Aussi, quand Mme Okapis, la maîtresse de maison et de San-Antonio, déclare qu’elle propose un jeu pour commencer la soirée et qu’elle nous révèle la règle dudit jeu, je trouve ça très bien. Elle frappe dans ses jolies mains et un larbin s’annonce avec une corbeille emplie de roses métalliques.
— Je vais épingler l’une de ces roses sur la poitrine de tous les invités annonce-t-elle (décidément on est sous le signe de la batterie de cuisine). Après quoi nous éteindrons toutes les lumières. L’une de ces roses, une seule, est fluorescente. Celui qui l’aura devra, à tâtons choisir une cavalière dans le noir, ou un cavalier si c’est une femme qui a la rose.
Tous ces braves gens qui se pèlent le haricot dans leurs palais battent des mains. Ils trouvent l’idée séduisante. L’idée de palper la compagnie pour dégauchir un partenaire, ça les émoustille. Le noir, ça fouette les bas instincts, faut reconnaître. Si la nuit n’existait pas, les hommes auraient depuis longtemps pris l’habitude d’aller à poil. La nuit c’est la source de l’hypocrisie, la maman vénéneuse de tous les vices.
Avec une grâce charmante, Eczéma se met à distribuer elle-même ses roses. Quand c’est fini, elle lève la main et les lumières s’éteignent. Nous voici dans le noir intégral. Un noir qui causerait la perte de douze cents boutons de jarretelles dans un grand cinoche parisien.
Nos yeux privés de lumière clignotent un peu et finissent par distinguer un petit point lumineux, gros comme un ver luisant. La menue clarté est verdâtre. Elle se déplace dans la grande pièce avec hésitation. On devine que la personne désignée par le sort marche prudemment pour éviter les meubles. Elle parcourt un mètre, puis deux, puis trois (un auteur moins consciencieux irait jusqu’à dix kilomètres pour faire du remplissage) et enfin s’immobilise. A-t-elle trouvé l’âme sœur (ou frère) ? Que non point.
Cette personne, malgré l’obscurité totale, j’en connais le sexe. Car elle pousse un cri. C’est un homme. Le cri est un cri de souffrance. La petite lumière couleur de soufre s’abaisse lentement vers le plancher. Un bruit de corps s’écroulant. Elle s’immobilise à vingt centimètres du sol. Formidable ce que c’est passionnant, ce que j’écris. Ce que j’aimerais pouvoir me lire ! Que disais-je ? Oui, la lumière est immobile. On perçoit une plainte continue.
L’affolement s’empare alors de la société. Comme Goethe mourant, quelqu’un réclame de la lumière et l’obtient.
Nous poussons un « oohh ! » stupéfait. Homère Okapis, l’élu à la loupiote est couché sur le tapis persan, qui est désormais par surcroît un tapis percé.
Le prince Sovetoa Vlalpouma lui a involontairement sauvé la vie en le décorant du Thé-des-Famines. Je m’explique, car, qui cause pas se fait mal comprendre, comme le faisait justement remarquer le poète[12]. Comme sa poitrine était garnie à la place du cœur par la plaque-soleil de l’ordre en question, Homère a épinglé la rose plus haut. Or cette rose a servi de cible à un poignardeur astucieux qui, dans le noir, a voulu planter le fils Okapis. Il lui a filé dans la bonnetière une lame de vingt centimètres, étroite et plus effilée qu’un rasoir. Ladite lame a traversé Homère de part en part, mais seulement dans le gras de l’épaule, au-dessus de l’omoplate. Le jeune homme s’en tire magnifiquement bien.
Les monarques rassemblés sont horrifiés. C’est le Gravos qui s’empresse avec sa présence d’esprit coutumière.
— Dites au toubib d’amener sa fraise et sa trousse ! lance-t-il. Pas d’affolement, le môme n’a qu’une piquouze de moustique, pour ainsi dire. Un peu de mercure chromé et demain il fera sa culture physique !
Tandis que Sa Majesté s’active à calmer le blessé et les esprits, moi San-A, je fais le tour du salon comme un papillon. Les portes-fenêtres sont ouvertes, mais les rideaux ont été tirés, l’agresseur n’a eu aucune difficulté à s’évacuer une fois son coup fait. Ma parole, voilà qu’on se croirait dans un bouquin de Mme Lacrima Christie. L’assassinat dans le noir, c’est le roman policier d’avant les deux guerres, mes gars, excusez-moi. Y en a qui vont dire que je rétrograde, que je pétrograde, que je radote ! Et pourtant, les faits sont là, quoi !
12
Ne vous étonnez pas de me voir attribuer toutes mes citations foireuses à ce mystérieux personnage que l’on a une fois pour toute appelé « le poète ». Il cautionne les pires turpitudes et donne quelque apparence d’instruction à ceux qui n’en ont pas !