Выбрать главу

— Ah ! Je savais bien que vous étiez un garçon futé ! ironise O.S.S. 116.

Je poursuis sur ma lancée, histoire de lui prouver que mes cellules ne sont pas constipées :

— D’autre part, comme ils me suivaient, et qu’ils ne pouvaient prévoir où j’allais, puisque je l’ignorais moi-même, ils n’ont pas pu non plus se préparer une bagnole de rechange. Donc c’est le camionneur qui les a emmenés. Puisque le camionneur était leur complice, pourquoi son intervention aurait-elle fait échouer le coup de main si tout cela n’avait été savamment prémédité ?

— Mais, bravo, Tony ! Il a raison, Okapis ; vous êtes un garçon tout à fait remarquable pour peu qu’on vous pousse un peu.

Nous sommes à la porte du grand salon où, vaille que vaille, le bal bat son plein.

— C’eût été tellement plus simple de jouer cartes sur table avec moi au lieu de faire tout ce cinéma !

Elle secoue la tête.

— Comme vous vous connaissez mal, San-Antonio. Si je ne vous avais pas excité avec ce cinéma dont vous parlez, jamais vous n’auriez accepté la proposition d’Okapis.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ? Je ne suis pas contre les voyages, vous savez !

— Non, mais vous êtes trop fier pour accepter de faire équipe avec une femme : j’ai eu tout le loisir de vous juger !

Elle me dépose un petit baiser triste sur la bouche.

— Mon fiancé ! fait-elle.

— N’empêche que vous avez eu de la chance de m’avoir sur le bateau !

— Et vous ici ! Nous sommes quittes, non ?

— On le dirait. Vous avez une idée de ce que c’était, ces hommes du vrai kidnapping, miss Sherlock ?

Elle devient grave, très grave.

Comme un domestique radine avec un plateau chargé de champagne, elle baisse le ton pour me dire :

— Okapis a sûrement dû commettre des indiscrétions à mon sujet. On a cherché à m’éliminer avant que tout se déclenche.

Je secoue la tête.

— Pour vous éliminer, il suffisait de vous flanquer par-dessus bord avec un poignard dans le cou, ma jolie. Si ces hommes voulaient vous kidnapper, c’est qu’ils avaient leur idée !

Elle ne répond rien et pénètre dans le salon.

Avant que tout se déclenche !

Pourquoi cette petite phrase de Gloria me trotte-t-elle dans le cigare ?

L’orchestre est en train d’interpréter une valse lente sur linoléum intitulée : « Ta bouche est un collier pour moi. » Des couples se sont formés. Le roi Farouche tournoie avec la vice-reine du Ténia, et le général von Koklusch éprouve la résistance de sa jambe articulée en faisant valser Antigone. Je la trouve pâlie, la pauvrette. L’histoire qui est arrivée à son frangin lui a flanqué un coup au moral. En m’apercevant, elle me file un œil éloquent. Ce beau regard limpide signifie « Je compte sur toi pour me délivrer, beau chevalier. » Mais le beau chevalier (en l’occurrence San-Antonio) ; merci, je me fais livrer des caisses d’éloges directement depuis la fabrique) a d’autres chats à caresser. Il cherche des yeux la perfide Eczéma. Cette dernière ne danse pas, elle est en grande converse avec l’archiduc François-Joseph de Kronenbourg qui lui roule son œil de velours, style « Un de ces jours, faudra qu’on se paie une virée à Sarajevo. »

Je me dirige vers eux. La dame ne me voit pas car elle me tourne le dos.

— Alors, mon pote, on cherche l’âme sœur ?

Béru !

Il tient dans ses brandillons la Cavale, qui, crinière au vent et toute strasse dehors, joue les Manon.

J’adresse un hochement de tête discret au Gros. Il me fait signe d’approcher.

— T’as vu le gentil petit lot que je m’ai levé, fait-il devant la dame.

— Il est amor, amorrrr ! que roucoule la fignoleuse de si bémol.

— C’est it is in the pochette ! me murmure le Mastar en se pourléchant.

Il s’est exprimé dans la langue de Shakespeare, vous l’avez noté, afin de ne pas être compris de la dame. La Cavale qui parle couramment l’anglais n’a effectivement pas pigé.

— On s’est rencontré au buffet, moi et elle, explique Bérurier. On a trinqué, on s’est plu de plus en plus et je m’ai risqué à l’inviter pour une petite gambille. C’est pas que je soye Serge Riflar, mais la valsouze, je peux pas résister. Dès que le trois temps se met à musiquer, j’ai les pieds qui fredonnent, c’est automatique.

En plein délire, je vous dis !

— Madame est ritale, comme tu le sais, poursuit-il, c’est dire qu’elle a du tempérament. On est fait pour nous entendre.

Je les laisse donc « s’entendre » et je m’approche d’Eczéma.

— Voulez-vous m’accorder cette danse, madame ?

Elle se retourne et le sourire déjà amorcé disparaît. Mme Okapis flotte un peu. C’est sa raison qui bat de l’aile. Elle me voit là, devant elle, frais et rose, alors qu’elle me croyait embarqué dans le vide-ordures. Ça lui fait une secousse, comprenons-la, cette pauvrette !

— Je vous en prie, chère madame, que s’empresse du bout des chailles l’archiduc, mortifié.

Me voilà avec les bras écartés et Eczéma à l’intérieur. On valse. C’est comme la piperade, ça ne manque pas de piment !

Bien entendu, j’exploite à mort la situation, passant sous silence l’intervention de ma chère fiancée.

— La prochaine fois que vous m’enverrez votre escadron noir, belle amie, amenez-en douze, que les forces soient un peu mieux équilibrées.

Elle ne répond rien. Elle emploie toute son énergie à sourire. Mais je sens ses ongles de tigresse qui s’enfoncent à travers la soie de mon smoking.

— Ne le crevez pas, je l’ai payé deux cent mille balles, lui gazouillé-je à l’oreille, et on ne trouve plus de bonne stoppeuse, à notre époque !

On se fait un tour de salon, provisoirement unis par la danse comme nous le fûmes par l’amour (je m’exprime pas mal hein ? C’est quand, le Goncourt, à propos ?)

— Il faut que je vous apprenne une chose, chère Eczéma : il y a deux cadavres dans votre chambre en ce moment. À mon avis, ça fait trop désordre pour qu’Okapis vous croie si vous lui jurez que ces messieurs sont décédés de la scarlatine.

— Et alors ? me brave-t-elle.

— Alors voilà, ma jolie, si vous ne répondez pas à mes questions, je provoque séance tenante la grosse explication familiale.

— Et qu’aimeriez-vous savoir ?

Elle possède un rude sang-froid, cette dame. Du nerf, du self-control avec tous les accessoires.

— Ce que contenaient les coffres immergés ; je ne sais pas pourquoi, mais cette question me trotte par la tête !

— Je ne suis pas au courant !

— Si vous le prenez ainsi, je sens que nos rapports vont se détériorer à la vitesse grand V, mon chou.

Elle écarquille les yeux.

— Je vous dis que j’ignore tout de cette histoire de coffres.

La valse finit ; comme nous sommes à proximité du buffet, je décide d’écluser une coupe bien fraîche. J’en propose une autre à Eczéma qui refuse.

— Vous avez tort, faites comme chez vous, je vous sens un peu crispée ?

La main de Béru s’abat sur mon épaule.

— T’as trouvé l’âme sœur, toi z’aussi ? remarque-t-il.

— Tu ne saurais mieux dire, Gros (Je baisse la voix et j’ajoute, en désignant la Cavale :) Surtout, ne t’endors pas sur ton soprano à bandages, faut rester vigilant, Gros, des choses peuvent se produire.

— Encore ?

— Oui, comme disait Damien, la journée sera rude !

Le Béru hoche la tête :

— Je trouve que ça commence à pas mal faire, si tu songes qu’on est arrivés de ce matin seulement !

Soudain, il me pousse du coude :

— Dis voir, y a ta sirène qui gagne la haute mer, on dirait.