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« Oui, ma gosse, pensé-je, je vais te faire danser. Et si tu n’es pas contre une balade au clair de lune, je suis prêt à te jouer les Werther à prix de faveur.

Quand le blues est fini, je laisse quimper Gloria.

— Si vous permettez, chère fiancée, je vais faire tournoyer l’orpheline !

— Je sais qu’elle vous plaît beaucoup, murmure la fausse miss Victis. Et je sais aussi que c’est réciproque. Félicitations, mon cher Tony. Elle, c’est une vraie héritière ; avec le pognon de sa dot, vous pourriez acheter la Préfecture de Police pour la transformer en parking ! Elle me plante là, mais je me gaffe que c’est très provisoire et qu’elle va continuer de m’épier. C’est Miss Guette-au-trou que cette femelle-là !

Pourtant, de cette belle allure noble et dégagée qui me vaut la tendresse spontanée de ces dames, je fonce sur Antigone. Le vieux E. Prouvette est plus essoufflé qu’une marmite norvégienne dans laquelle mijote un pot-au-feu (où vais-je chercher ces métaphores, tout de même !)

— Reposez-vous, monsieur le professeur, lui dis-je, sinon votre boîte à emphysème risque de perturber votre réservoir à asthme.

Et je lui rafle sa cavalière en deux temps trois mouvements.

— Enfin ! soupire-t-elle.

Comme c’est gentil, cette petite exclamation !

L’orchestre a moulé le blues pour une samba qui fait fureur en ce moment au café du Commerce de Romorantin. Samba qui s’intitule « Pas de Samba sans bas ». Ça commence par La la, la la, lala et ça finit par la la, la la lalère, ce qui me paraît particulièrement osé.

— Dites, mignonne Antigone, lui modulé-je, parlez-moi de votre belle-mère…

Elle marque un temps d’arrêt. Sa surprise se lit sur son visage, comme le titre d’un film au fronton du Colisée.

— Quelle drôle de question ! murmure la douce enfant.

— J’ai l’impression que vous ne l’aimez guère, fais-je, exact ?

— En effet, reconnaît la loyale enfant, mais je pense que toutes les filles dont le père épouse en secondes noces une femme sensiblement de leur âge doivent éprouver cette répulsion, n’est-ce pas ?

— L’attentat contre votre frère, tout à l’heure, ça ne vous fait pas tiquer ?

Elle me dérobe son regard et puis ça vient.

— Si ! Je la crois capable de tout. Mais comment prévenir mon père ? Il est fou d’elle. Comme elle avait peur de venir ici, il est allé jusqu’à lui payer des gardes du corps pour la protéger en cas de besoin.

Cette fois, c’est le fils unique et préféré de Félicie qui s’arrête de danser.

— Des gardes du corps ! m’exclamé-je.

Bon Dieu, mais c’est sûr ! Comme disait l’inspecteur Bourrel pour signifier aux téléspectateurs que le programme a assez duré et qu’on va leur déballer la solution.

Tout à l’heure, Eczéma a appelé ses bonshommes en leur faisant accroire que je la menaçais. Ah ! les pauvres gens !

— Ils parlent le français ?

— Qui ça ?

— Les gardes du corps ?

Antigone rit.

— Oh ! non, ce sont des Kurdes.

J’ai hâte d’apprendre la nouvelle à Gloria. Elle va en faire, une mine, lorsqu’elle saura qu’elle a abattu deux honnêtes citoyens.

On continue de sambater. Jamais vu une soirée pareille ! C’est plein de monarques. On fait des manières, des chichis, des ronds de jambe. On danse. Et entre deux danses, on va regarder mourir quelqu’un. Quelle baraque ! De l’antique ! La Rome des Césars, des Borgia !

— On pourra se voir, en France ? me demande Antigone.

— Avec joie, petite fille.

Comme nous passons derrière une colonne, j’en profite pour lui voler un baiser express. Elle rougit mais l’accepte sans faire de giries. Une bonne môme. Malgré son pognon monstrueux, elle est sympa.

Tout a une fin, même les sambas. La nôtre s’arrête sur le lala, lalère que je vous ai causé plus haut.

Les gnaces de l’orchestre vont pour remettre ça, mais un incident béruréen se produit. Le Gros s’annonce au milieu du salon en frappant dans ses pognes pour requérir l’attention. Il l’obtient, avec, en supplément, l’inquiétude de San-A.

— Mes rois, mes reines, mes sous-reines, mes princes, mes présidents, attaque-t-il. Manière de varier un peu le menu, et n’en déplaise au père E. Prouvette qui me fait des signes comme un qui serait à un arrêt d’autobus facultatif, je vais vous annoncer une nouvelle. Mâme Cavale ici présente à qui j’ai causé que j’avais une assez belle voix de baryton-basse-sous-titrée, veut qu’on vous pousse un duo en commun, moi et elle. Par le plus grand des hasards, elle connaît ma chanson « Les Matelassiers ». Elle la sait en italien, mais on n’en a rien à branler, vu que les notes de musique c’est comme le sifflet dans la tirelire : c’est international. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, on vous gazouille ça vite fait sur le gaz. Je vous demande de reprendre au refrain tous z’en cœur. Si vous connaîtrez pas les paroles vous faites naninana, vu ?

Un peu interdits, mais désireux de se divertir, les invités opinent. Le père Okapis assure même que c’est une charmante idée. Il donne des ordres pour qu’on amène le piano au centre de la pièce. Veuf sans le savoir, le pauvre biquet ! Je le vois qui cherche sa madame des yeux. Il doit croire qu’elle est retournée au chevet de son Homère. Quand on va découvrir nos chers défunts, ça va bouillir dans la marmite, les gars ! Faudra un service d’ordre pour juguler la panique. Et quand les hôtes princiers sauront que l’île est hors de circuit, alors là, faudra leur faire renifler de l’ammoniac si on veut qu’ils gardent leurs esprits. Mais pour l’instant, tout est à peu près normal.

Des loufiats ouvrent le couvercle du piano pour éviter que le moteur chauffe. Un autre lui brosse les dents avec Colgate et un troisième lui astique la pédale à la peau de zombi. Voilà, c’est paré.

Comme après le déjeuner, c’est la reine mère Mélanie qui se fout au râtelier. Elle connaît pas les Matelassiers, n’a pas la partition à sa disposition, mais la Cavale lui explique qu’elle n’a qu’à appuyer sur les touches 24, 6 bis, 14, 11, 29, 2, 8, 19 bis, 12, 44, 39, 17, 48 et 30 pour reconstituer l’accompagnement. Comme la reine Mélanie est intelligente (elle a échoué pour 40 points seulement au certificat d’études en 1881 parce qu’elle n’avait pas pu apprendre sa table de multiplication ayant dû subir l’ablation de la rotule, comme toutes les princesses du sang), comme la reine est intelligente, répété-je, elle pige très vite.

Voici donc le duo de la Cavale-Bérurier. L’humanité, désormais, se divise en deux groupes d’individus, mes fils : il y a ceux qui ont assisté à ça, et les autres. Je vous plains fortement de faire partie des autres !

C’est la Cavale qui démarre.

Et puisqu’il faut carder, cardons ! attaque cette divine diva.

Elle trémole :

Cardons ! Cardons ! Cardon-on-on-ons !

C’est là que Béru vocalise avec elle :

On-on-on-on ! éructe-t-il.

Ça fait comme dans les vieux hôtels lorsqu’on vide la baignoire.

Les rires commencent à fuser. Mais le Gravos ne les entend pas. Les yeux fermés, sa main pétrissant celle de la Cavale, il s’égosille, se sort la glotte, se retourne l’œsophage, se distend les cordages vocaux, s’extrait la luette, se fait une hernie au poumon droit, s’hypertend, violit, s’exorbite, paume trois boutons de braguette, casse un borborygme, fêle une vitre, crève le tympan de Salvador Sanzumpélos (qui avait pourtant subi une révolution à bout portant), écume et largue son râtelier sur le piano. L’appareil à décortiquer les biftecks glisse sur l’acajou de l’instrument et tombe sur le clavier au moment où la reine vioque plaquait un accord. Pauvre madame mère ! Le hasard veut qu’elle file son médius dans le clapoir du Gros. Le râtelier se referme sur ce vieux doigt royal (en anglais royal finger). Mélanoche glapit ! Les invités pensent que c’est le refrain annoncé à l’extérieur et gueulent plus fort qu’elle. Ce qu’oyant, Béru monte le ton. Il a le grand air à caser, lui ! C’est son job, son solo ! Sur l’estrade, les musicos se tordent. Edgar Faible est embêté. Un Français de France, faire le pitre devant ce parterre couronné, ça risque d’avoir des conséquences en haut lieu. Quant à la pauvre reine Mélanie, elle suce son doigt blessé et évite vingt-trois notes because le dentier menaçant qui la guette. Elle joue plus qu’à gauche, par prudence. Les incisives du Gros ne pardonnent pas. Elle veut pas retourner dans son royaume avec une paluche comme un truc à déboucher les éviers. La prothèse a fait d’énormes progrès, mais quand même, on ne peut pas se permettre de tenir un sceptre avec une main articulée !