Okapis s’est précipité à l’endroit indiqué par la voix et, effectivement, a trouvé un micro. Il le tient gauchement devant sa bouche et demande :
— Que se passe-t-il ?
— Monsieur Okapis en personne ? demande la voix.
— Oui, bredouille l’armateur désarmé.
— Ravi de vous entendre, monsieur Okapis. L’organisation « Z » vous présente ses compliments.
— Quelle est cette plaisanterie ? s’enhardit le Grec.
— Vous allez très vite vous rendre compte qu’il ne s’agit pas d’une plaisanterie.
— Qui êtes-vous ?
— N’auriez-vous pas entendu ? Je vous l’ai dit : L’organisation « Z ».
— Où êtes-vous ?
— À bord d’un sous-marin, à environ trois cents mètres de votre jetée. Si vous voulez bien regarder dans cette direction, vous verrez que je ne vous mens pas, car le clair de lune est féerique.
C’est la ruée ! Toute la foule des invités se précipite vers la terrasse, y compris le gars moi-même, ce fameux luron dont les aventures vous passionnent (Je l’espère).
Effectivement, on découvre, au large, une masse noire qui est le pont d’un submersible. Des lumières l’éclairent.
La voix, qui s’est tue un moment, reprend :
— Je me permets de saluer la très honorable assistance. Grâce à la jumelle, je reconnais le roi Farouche, Herr Hoplann, sa Majesté Foscao 1er et d’autres visages connus. Maintenant, regagnez tous vos places.
C’est pas croyable, mais cette voix fracassante à laquelle l’appareil de sonorisation donne une ampleur démesurée et des sonorités métalliques a une force hypnotique indéniable.
— Monsieur Okapis, reprend-elle, je vous demande, à vous et à vos illustres invités, de bien écouter les explications qui vont suivre. En 1945, un sous-marin de la marine américaine emportait une bombe atomique dans une base du Pacifique. Cette bombe était destinée à nos nouveaux amis japonais, je le signale au passage à son Excellence Yapa Lmétro-Akyoto.
(Ici, la voix se tait pour nous offrir un petit ricanement diabolique.)
Maintenant, les invités ont pigé que ça n’est pas un gag de Robert Dhéry et ils pâlissent à une allure record. Faudrait douze tonnes d’Omo pour obtenir un résultat aussi rapide.
La voix continue, après une toux qui oblige tous les z'auditeurs à se fouiller les coquilles avec l’auriculaire :
— Le sous-marin en question fut arraisonné au large de Konkipok par un bâtiment nippon. Une torpille bien placée l’atteignit et l’envoya par le fond. La nuit qui suivit, le U-69-69 (plusieurs lignes groupées) refit surface tant bien que mal grâce à l’énergie de son équipage qui se relaya pour colmater les brèches des ballasts.
Néanmoins, il était trop avarié pour poursuivre sa route dans des conditions normales. Il mouilla donc à Konkipok et le commandant Kelbelburn donna l’ordre de débarquer la bombe atomique et de l’encorailler[19] sur l’atoll, ce qui fut fait et bien fait.
(Un temps, un bruit de cataracte : c’est notre interlocuteur invisible qui écluse un godet afin de s’humecter les glandes salivaires.)
— J’espère, reprend-il, que jusque-là tout est très clair pour vous ? Fort bien, je poursuis. Donc, la bombe est cachée dans l’île et le sous-marin, vaille que vaille, tente de rallier la côte équatorienne. Hélas, il n’avait pas la baraka, car un autre sous-marin, allemand celui-là, le torpilla à l’aube. Tous les membres de l’équipage sauf un périrent.
Je suis ce rescapé et en compagnie d’anciens Marines en révolte contre la société, c’est moi qui ai fondé l’organisation « Z ».
Il se tait. Les premières craintes s’expriment dans nos rangs. M. Pédal larmoie ; Edgar Faible demande s’il pourrait téléphoner à son gouvernement ; la reine Mélanie voudrait rentrer chez elle et le général Von Koklusch se frotte les mains à l’idée que ce damné sous-marin fut définitivement coulé par un bâtiment allemand !
Le Gros, qui a oublié sa déconvenue, s’approche de moi.
— C’est des bobards ou quoi ? me demande-t-il.
— J’ai bien peur que non, mon Béru.
Gloria me mimique ses craintes et la douce, la gente Antigone vient se blottir contre ma robuste poitrine.
— Je pense que les plus astucieux d’entre vous commencent à comprendre, reprend la voix. Vous avez eu une très fâcheuse idée, monsieur Okapis, de faire bâtir votre demeure des mille et une nuits sur cet atoll. (Un raclement de gorge, fracassant comme une rafale de mitrailleuse, annonce la péroraison. Effectivement, la voix déclare) :
— Vous tous qui m’écoutez, retenez bien vos nerfs car je vais vous apprendre une chose assez déplaisante. Vous vivez en ce moment au-dessus d’une bombe atomique du type Hiroshima. Pendant des semaines, dans l’ombre, nous avons nous aussi, préparé cette grandiose réception. Le plus beau feu d’artifice, monsieur Okapis, c’est nous qui allons le tirer car nous avons amorcé la bombe et réalisé le dispositif-radio qui nous permettra de la faire exploser à distance.
Un hurlement forcené, poussé par vingt poitrines, ponctue cette fâcheuse nouvelle. On se croirait au Parc des Princes, un jour d’arrivée du tour, au moment où Anquetil débouche du tunnel.
La vice-reine Aloha Kélébatouze s’évanouit. La Cavale cherche un canapé pour le faire aussi. M. Pédal tient sa grand-mère serrée contre lui et crie qu’il ne veut pas mourir, il a de trop hautes fonctions pour se le permettre, sans parler de ses relations et de son couple de dalmatiens de chasse qui ne pourrait pas vivre sans lui.
— Du calme ! Du calme ! mugit le haut-parleur. Écoutez-moi bien. Si nous libérons la bombe, l’île sera rigoureusement gommée de la surface du monde. Il ne subsistera rien de vous ni du décor fastueux qui vous entoure. Vous ne pourrez pas fuir car il ne reste plus de disponibles que quelques canots ridicules dont nous avons saboté les moteurs. À la rame, il vous faudrait au moins une journée pour vous mettre hors de portée de l’explosion nucléaire.
Or, si nous ne tombons pas d’accord, d’ici quarante-cinq minutes exactement, nous ferons sauter l’île !
Et faites chauffer l’atoll, comme on disait à l’époque de Bikini. Livides, que nous sommes tous. Vous direz ce que vous voudrez, mais se sentir à califourchon sur une bombe atomique, c’est pas tellement rigolo. Voilà une situation neuve. Si je m’attendais à vivre ça un jour ! Je cherche à me cramponner à l’espoir, à me dire que c’est peut-être un monstrueux coup de bluff, mais mon intelligence me confirme que ça n’est pas du bidon. Parallèlement aux travaux d’installation, il y en a eu d’autres (la mort de cet intendant retrouvé dans le grillage est éloquente, maintenant). Les coffres du matin, cette sonorisation clandestine effectuée dans le grand salon même ! Ce sous-marin ! La puissance de l’Organisation « Z » est probante, palpable, indéniable !
Le tumulte est à son comble. Ça crie, ça pleure, ça prie, ça proteste, ça menace, ça dit que c’est prince, que c’est reine, que c’est riche, que c’est général, que c’est excellence, que c’est noble, que c’est vedette ! Ça ne veut pas caner ! Ça s’insurge, ça ne se rend pas, ça argüe, ça raisonne, ça déraisonne, ça supplie, ça se réfère. Y a les lavasses qui coulent, les résignés qui je-vous-salue-marient, les courageux qui ça-ne-passera-pas-comme-çaent ! Chacun s’organise dans le crame. Ils catastrophent en chœur, tous : les protestants, les catholiques, les israélites (d’élite), les musulmans, les mahométans, les bouddhistes, les disciples de Confucius, les poujadistes, les diabétiques, les olibrius, les littéraires, les Européens et les tennismen. C’est le grand malaxage de la trouille. La rate au court-bouillon générale. Descendus de leurs trônes par l’escabeau de service, brusquement, les monarques piétinent dans la pétoche comme dans un marécage, en relevant le bas de leur pantalon. Y a plus de dynastie, les gars ! Le sang bleu se caille comme le sang ordinaire. Si cette vacherie de bombes éternue, le gratin de l’univers et les larbins qui le servaient communieront dans le même champignon.
19
Le verbe enterrer ne pouvait convenir, un atoll se composant exclusivement de corail ; d’où le néologisme encorailler, que nous approuvons sans réserves.