– Je veux voir cette femme, cette Jenny Turner. Il est impossible qu’elle résiste à mes prières, à mes larmes, et par elle je saurai…
– Êtes-vous bien décidée?
– Oui, Monsieur, ne cherchez pas à me détourner; si vous saviez comme j’ai hâte d’apprendre…
– Soit! qu’il soit fait selon votre désir. Nous allons retourner à bord, et demain nous vous y attendrons. N’avez-vous rien autre chose à me demander?
La jeune femme comprima son sein de ses deux bras.
– Vous avez été si bon jusqu’ici, dit-elle, que j’hésite presque à réclamer de vous un nouveau service.
– De quoi s’agit-il? Parlez.
– Eh bien! je vais être seule, ici, et j’aurais désiré…
– Achevez.
– Le petit Bob.
– Mon mousse?
– C’est cela.
– Vous désirez qu’il reste près de vous jusqu’à, demain?
– Est-ce trop demander?
– Nullement; et je crois, au contraire, qu’il pourra, en effet, vous être fort utile. C’est un enfant futé, quoique très jeune, un véritable Parisien, débrouillard, comme nous disons, et courageux, ainsi que vous l’avez vu!
– Alors, je le garde, fit la jeune femme.
Et s’adressant au petit mousse:
– Tu veux bien rester avec moi jusqu’à demain? ajouta-t-elle.
– Avec la permission du commandant! répondit le petit Bob, l’œil brillant et la figure souriante.
Quelques secondes plus tard, le canot poussait au large, et miss Stevenson restait seule avec le petit mousse.
La jeune femme dormit peu.
Dès l’aube, elle était debout, et quand elle descendit, elle trouva Bob qui attendait à quelques pas, regardant curieusement le panorama de la cité se dégageant peu à peu des brumes du matin.
Sur la grève, une barque était au plein avec quatre hommes d’équipage, qui paraissaient attendre.
– Quelle est cette barque? interrogea, miss Stevenson.
– C’est celle que j’ai frétée, répondit Bob; j’ai pensé que vous perdriez beaucoup de temps à en chercher une, et je m’en suis occupé pendant que vous dormiez.
– Tu songes à tout. Quelle heure est-il?…
– Cinq heures.
– Et combien faut-il de temps pour aller à Québec?
– Deux heures au plus.
– Eh bien! partons! partons!…
Ils embarquèrent, et l’on appareilla aussitôt.
Il ventait bonne brise. Le bateau était monté par des pêcheurs expérimentés, à qui ces parages étaient familiers.
C’est à peine s’ils mirent soixante minutes pour se rendre à Québec.
Miss Stevenson était redevenue taciturne et sombre. Elle ne parlait plus… Toute sa pensée, tout son cœur, tout son être, allait à Jenny Turner.
Le difficile, l’impossible… était de la trouver.
Mais le hasard la servit au delà de ce qu’elle pouvait souhaiter…
La vieille femme vivait toujours… elle habitait non loin du port, où elle tenait une méchante auberge, connue de tous les marins. Miss Stevenson ne tarda pas à être mise en sa présence.
Comme le temps était précieux, elle ne s’attarda pas en préambules oiseux, et aborda tout de suite la question.
– Je ne viens pas, dit-elle cependant, par manière de précaution oratoire, je ne viens pas vers vous pour vous susciter des ennuis, ni pour vous faire de la peine, mais vous pouvez me rendre un grand service, car je vous jure que si vous voulez vous montrer complaisante, vous n’aurez pas à vous en repentir!… Je suis presque riche… et je serai généreuse… croyez-le, bien.
– Que puis-je pour vous, Madame? demanda, la vieille, fort surprise de ce début…
– Vous pouvez me rendre la vie et aider à mon bonheur.
– Comment?
– Écoutez-moi; répondez-moi, surtout, avec franchise et sans détour: il y a dix ans, un capitaine d’armes, du nom de Stevenson, vous a confié une enfant, une petite fille, que vous avez promis d’élever et de garder près de vous jusqu’au moment où on viendrait la réclamer.
– Est-ce vrai?
– Mais…
– Est-ce vrai? Par grâce… je vous en conjure.
– J’ignore qui vous êtes. Pourquoi m’adressez-vous une pareille question?…
– Je m’appelle miss Fanny; je suis la fille du capitaine Stevenson et la mère de l’enfant qui vous a été confiée.
– Est-ce possible? On m’avait dit que vous étiez morte.
– Qui cela? Ce n’est pas mon père, du moins.
– Je ne l’ai jamais revu.
– Ce n’est pas Palmer non plus.
– Non.
– C’est le comte de Simier, alors…
La vieille fit un geste d’effroi.
– Eh quoi! vous savez! balbutia-t-elle.
– Vous voyez! je sais tout, et vous nieriez en vain; d’ailleurs vous n’avez rien à redouter. Je ne veux pas faire de scandale, je ne m’adresse qu’à votre bonté, à votre cœur et à votre intérêt même, car si vous parlez…
En prononçant ces derniers mots, la jeune femme tira de sa poche une bourse pleine d’or et la montra à la vieille.
– Si vous parlez, continua-t-elle, tout l’or que voici vous appartiendra.
– Dites-vous vrai? s’écria Jenny Turner les yeux brillants de convoitise.
– Sur la vie de mon enfant! je le jure.
– C’est différent. D’ailleurs, comme vous dites, je n’ai rien à redouter. On m’a remis votre enfant. Je l’ai gardée pendant deux années et ce n’est que lorsque le père est venu me la demander.
– Il y a longtemps de cela?
– Huit années environ.
– Ma fille en avait trois à peine.
– C’est cela!
– Et elle était bien vivante, n’est-ce pas? dites! dites!
La vieille leva les yeux au ciel et eut un geste d’admiration rétrospective.
– Pauvre chérubin, murmura-t-elle, si elle était vivante! et jolie, et blanche, et gaie, avec des petites lèvres rosés et des grands yeux noirs! C’est-à-dire que c’était une bénédiction, un rayon de soleil, un gazouillement d’oiseau.
– Mon Dieu! mon Dieu!… fit la malheureuse mère en étouffant un sanglot.
– Elle parlait déjà, la chère créature… poursuivit Jenny Turner: et elle vous avait des petites mines, un babil, une manière de marcher et de regarder qui n’était qu’à elle!…
– Assez! assez! supplia miss Stevenson.
Sa poitrine se soulevait avec effort; les larmes brûlaient ses yeux… Elle eût voulu crier et la voix s’étranglait dans sa gorge.
– Et c’est alors que le comte…? ajouta-t-elle comme à bout de forces.
– C’était un matin, comme à présent, répondit la vieille. Il faut vous dire qu’à cette époque je n’étais pas heureuse; je vivais misérablement, attendant toujours l’argent que votre père m’avait promis, et qui ne venait pas… J’ai su depuis que cet argent passait par les mains de ce misérable Palmer, et qu’il y restait; la vie était donc très dure, et plus d’une fois déjà la petite avait eu faim.