Maxime ne fît pas d’objection et alla tout préparer. Dix minutes plus tard, le canot glissait le long du navire avec six hommes d’équipage et un quartier-maître, et quand il fut paré, Gaston y descendit à son tour, emmenant le petit Bob, un jeune mousse qui ne le quittait pas et qui avait fait toute la campagne avec lui.
– Pousse au large! commanda-t-il alors, en prenant place a l’arrière.
Les six avirons s’abattirent immédiatement, et la frêle embarcation fendit les flots avec rapidité.
Au bout d’un quart d’heure, ils rangeaient l’îlot de rochers sur lequel le phare est construit.
À ce moment, la base était complètement immergée, ainsi que l’avait prévu Maxime, et le flot venait battre les flancs de la tour.
Le canot alla s’engager dans une anse de sable; Gaston, Bob et deux matelots sautèrent à la mer, et, gagnant l’escalier ménagé dans le talus, ils commencèrent l’ascension.
Ce n’était pas facile.
Talus et escaliers étaient tapissés de varech, de fucus, et de petits limaçons de mer qui en rendaient la surface si glissante, que l’on ne pouvait s’y tenir debout, et Gaston commençait à s’étonner qu’on les eût appelés pour les laisser se morfondre ainsi sans indication sur la route à suivre, quand une échelle de cordes tomba tout à coup à ses pieds, en se déroulant du haut de la plate-forme.
En même temps une voix arriva jusqu’à lui.
– Attachez l’échelle aux deux montants de fer qui sont scellés dans le talus, dit cette voix, et hâtez-vous de monter, il y a des malheureux à sauver.
Gaston éprouva un moment de stupéfaction profonde; cette voix qui venait de se faire entendre n’avait rien de masculin, et c’était bien manifestement une voix de femme!…
Quel était ce mystère?
L’imprévu de la situation éveilla au dernier point la curiosité du jeune marin, et ce fut avec une sorte d’impétuosité fiévreuse qu’il s’engagea le premier sur l’échelle de corde, et parvint en quelques secondes à la balustrade de fer qui entourait la plate-forme.
Ses hommes le suivaient de près.
Une fois là, n’apercevant personne, il entra dans la cage du phare, et pénétra dans les couloirs.
Chose invraisemblable! il n’y trouva aucun être vivant!
C’était la tour enchantée des légendes de chevalerie.
Mais il n’était pas de nature patiente, et, après une courte attente, il se mit à frapper à une porte de bronze devant laquelle il s’était arrêté.
L’effet ne se fit pas longtemps désirer.
Presque aussitôt, la porte roula sur ses gonds, et à peine eut-il pénétré dans la chambre, un peu sombre, sur laquelle elle ouvrait, qu’il se trouva en présence d’une belle jeune femme, fort élégante, qui lui fit une révérence de l’air le plus naturel du monde.
Gaston ne put réprimer un geste de surprise.
L’aventure prenait des proportions de conte de fée! et il se demandait si vraiment il était bien éveillé.
La jeune femme sourit tristement:
– Pardon de vous avoir fait attendre, commandant, dit-elle avec un geste gracieux; – mais je n’ai pas voulu me présenter devant vous dans une toilette dont le désordre ne s’explique que par l’épouvantable drame qui s’est accompli ici cette nuit!… J’espère que vous ne me garderez pas rancune…
En parlant ainsi, la pauvre femme enveloppa Gaston d’un long regard dont la flamme noire pénétra jusqu’au cœur du jeune officier.
Jamais peut-être, en raison des circonstances exceptionnelles où il se trouvait, jamais il ne s’était senti si troublé.
La jeune femme qui était devant lui pouvait avoir trente ans au plus; elle était grande, élancée, élégante, et rien ne saurait rendre l’expression saisissante qui se dégageait par instants, de ses deux grands yeux bruns!
Elle portait une toilette à la mode, robe blanche avec des nœuds cerise, ample crinoline, des mitaines sur une main blanche et effilée; une fanchon en dentelles noires sur de magnifiques cheveux blonds.
Gaston la regardait et ne savait que penser de cette singulière apparition.
Toutefois, il se remit bientôt, et s’inclinant respectueusement:
– Pourquoi voulez-vous que je vous garde rancune? répliqua-t-il après un court silence. J’ai aperçu les signaux que l’on nous envoyait de loin; j’ai pensé qu’il y avait ici des malheureux à secourir, et je me suis empressé de venir à votre appel. Dites-moi, de grâce, ce qu’il faut que je fasse, et ce que vous attendez de moi?…
À cette question, un nuage assombrit le front de la jeune femme, et un soupir gonfla sa poitrine.
– Qu’avez-vous? Parlez! insista Gaston; ne disiez-vous pas qu’il s’est accompli cette nuit, ici, un drame terrible?
– En effet.
– De quoi s’agit-il?
– Venez! venez! Monsieur, répondit la jeune femme, et quand vous aurez vu, vous comprendrez mieux de quelle effroyable épreuve je sortais, quand j’ai appelé à mon secours.
Et saisissant avec autorité le bras de son interlocuteur, elle l’entraîna vers un endroit de la chambre qu’éclairait obliquement une meurtrière creusée dans l’énorme épaisseur du mur.
Instinctivement, Gaston se prit à frissonner.
Il y avait là une longue boîte posée sur deux escabeaux, et qui rappelait vaguement la forme d’un cercueil.
C’était sinistre.
– Qu’est-ce à dire? balbutia-t-il, la gorge serrée. Pour toute réponse, la jeune femme souleva, d’une main nerveuse, le couvercle du cercueil, et montra un cadavre dont le visage seul apparaissait sous le blanc suaire qui l’enveloppait.
– Grand Dieu!… fit Gaston – quel est ce malheureux?
– Mon père, répondit la jeune femme s’affaissant sur ses genoux.
Gaston prit sa tête entre ses doigts et garda le silence.
Tout un monde de sensations inconnues s’était emparé de son être; il osait à peine sonder le drame mystérieux qui ne lui était révélé que par son effroyable dénouement.
Il resta ainsi un long moment silencieux et morne, et ce ne fut qu’au bout de quelques minutes qu’il releva le front et se prit à regarder la jeune femme.
Celle-ci était toujours agenouillée, les mains jointes, l’œil attaché au cercueil.
Il lui tendit la main, la releva et la fit asseoir à ses côtés.
– Je comprends ce que vous avez dû souffrir, dit-il alors en cherchant à l’éloigner de ce triste tableau. Y a-t-il longtemps que votre père était malade?
– Mon père est un ancien capitaine d’armes de la marine américaine, Monsieur, répondit la jeune femme; pendant de longues années, il ne s’est ressenti d’aucun malaise; mais le séjour de ce phare lui a été fatal.
– Son service ne devait pas être bien pénible?
– Non, sans doute… Mais songez quelle a dû être sa vie, depuis dix ans qu’il n’est pas descendu à terre.
Gaston fit un mouvement et eut un geste étonné.
– Dix ans, dites-vous! s’écria-t-il; il y a dix ans que votre père habite ici?
– Oui, Monsieur.
– Je croyais que les gardiens ne devaient, à l’État qu’un service intermittent.