– Cela est vrai, mais mon père avait demandé et obtenu la faveur de ne pas quitter le phare.
– Voilà une singulière vocation.
– Oh! il ne s’agit pas de vocation, Monsieur, répartit vivement la jeune femme d’un ton amer; car ce n’est pas le métier de gardien qu’il remplissait, mais bien celui de geôlier.
– De geôlier! fit Gaston. Et quel prisonnier pouvait-il garder dans cette tour?
– Sa fille, Monsieur…
Cette fois, le commandant se leva de son siège, en proie à un sentiment dont il ne put dissimuler la vivacité, et c’est avec une sorte d’intérêt douloureux qu’il se prit à regarder la jeune femme.
– Ainsi, dit-il, sans cesser de l’observer, voilà dix années que, vous-même, vous êtes enfermée dans ce phare?
– Oui, Monsieur.
– Vous ne l’avez jamais quitté?
– Jamais!
– Et c’est contre votre gré que l’on vous a…
– Sur l’âme de ma mère, sur la tête de mon enfant, oui. Monsieur!… J’ai été jetée ici de force, la nuit du 20 mars 1841, garrottée et bâillonnée, comme une voleuse ou une fille perdue… et depuis dix années… dix années, vous entendez bien!,… j’ai vécu entre ces murailles épaisses, avec ce même horizon implacable de granit et de bronze, sans un jour de répit, sans une heure, une seconde d’espoir… Ce que j’ai pleuré, ce que j’ai prié… un seul homme le sait… il est là, c’est mon père!… il a été impitoyable… Ah! Dieu m’est témoin que je ne désirais pas sa mort! Vingt fois, au contraire, la pensée m’est venue de me précipiter du haut de la lanterne, et d’aller me briser le crâne contre les rochers que la mer découvre à marée basse… mais quoi, j’ai reculé… j’avais dans la vie un devoir sacré à remplir… Il y a quelque part un être qui a peut-être besoin de moi et qui m’attend! et cela m’a arrêtée.
La jeune femme avait prononcé ces paroles d’un accent incisif et mordant, le sein gonflé, les ongles enfoncés dans les dentelles de sa fanchon.
Sur les derniers mots, elle parut se troubler. Une lueur sombre sillonna son regard, ses sourcils se contractèrent.
– Et puis, ajouta-t-elle en baissant la voix, cela ne pouvait durer toujours, n’est-ce pas? Il y a une loi de nature à laquelle toute créature humaine est fatalement soumise, et je savais bien qu’un jour la mort interviendrait! Mon père était déjà bien âgé quand il vint ici, et je n’avais qu’à attendre.
– Malheureuse! interrompit vivement Gaston! Ah! ne parlez pas ainsi, ne vous abandonnez pas de la sorte; je ne veux voir dans cette exaltation que l’effet de l’émotion cruelle…
La jeune femme fit entendre un ricanement qui amena un frisson à la peau de Gaston de Pradelle et lui communiqua un moment l’idée qu’elle pouvait bien être atteinte de folie.
La vie qu’elle avait menée depuis dix années, l’isolement, le chagrin, mille autres causes mystérieuses avaient pu ébranler son cerveau, et il n’était pas impossible que sa raison eût subi une secousse fatale.
Mais il ne garda pas longtemps cette illusion; la jeune femme s’était probablement douté de ce qui se passait en lui, elle venait de se rapprocher, et droite, calme, l’œil limpide et clair, elle s’était prise à sourire d’un air à la fois ironique et doux.
– Non! non!… dit-elle d’un ton bien posé, je ne suis pas folle, quoique l’on ait tout fait pour que je le devinsse; et tenez, écoutez-moi, Monsieur: je n’ai aucune raison de vous cacher qui je suis, ni ce que je suis: de plus, j’aurai tout à l’heure à réclamer de vous un service que vous hésiteriez à rendre à une insensée. Prêtez-moi donc, je vous prie, quelques minutes d’attention, et je vous dirai, comme si je parlais à Dieu même, la faute qui est dans mon passé, et pour laquelle on m’a si durement punie!…
Il y eut un moment de silence. Gaston était allé à la meurtrière et avait jeté un regard au dehors.
La marée commençait à baisser; il ne pouvait plus songer à retourner à bord, et il avait six heures au moins à passer dans le phare.
Il donna quelques ordres à ses hommes, et revint vers la jeune femme.
Elle l’attendait et l’invita du geste à se rasseoir; ce qu’il fit.
Puis, quand elle vit qu’il était disposé à l’écouter, elle s’assit à son tour et reprit la parole.
– Je m’appelle Fanny Stevenson, et j’aurai vingt-huit ans dans quelques mois, dit-elle d’un ton ferme; ainsi que je vous l’ai dit, mon père était capitaine d’armes, et naviguait souvent. J’avais perdu ma mère avant que j’eusse pu la connaître, et j’avais été recueillie dans une famille catholique où je reçus une éducation complète dont je profitai de mon mieux.
Quoique bien jeune encore, j’avais compris que je ne devais rien attendre de l’homme qui m’avait donné le jour. Mon père était un marin grossier, imbu de préjugés enracinés, dont le cœur est toujours resté fermé à toutes les délicatesses, à toutes les aspirations d’une nature comme la mienne!
C’est à peine, si au retour de longs voyages, il consentait parfois à se rappeler qu’il avait une fille.
Je vécus donc seule, livrée à moi-même, presque sans contrôle, et exposée à des dangers dont je n’avais pas appris à démêler la gravité. C’est ainsi que j’atteignis ma quinzième année! Je m’étais développée très rapidement; j’étais grande et forte; on m’a dit souvent alors que j’étais belle, et je ne cacherai pas que le sentiment de cette beauté exceptionnelle m’avait communiqué une ambition fort au-dessus de ma condition. Ce fut mon malheur.
Dans la famille qui m’avait recueillie et qui était française, on recevait de loin en loin quelques jeunes gens qui venaient en Amérique chercher fortune ou courir les aventures.
C’était là des distractions auxquelles je ne pouvais me montrer indifférente, et il m’arriva bien souvent à, cette époque, de me laisser aller à des relations qui, sans dépasser les limites des plus rigoureuses convenances, n’étaient pas toujours d’une correction exempte de reproches.
J’étais vive, j’aimais le plaisir, et je ne tenais pas toujours assez de compte des observations bienveillantes que l’on m’adressait.
Pour tout dire, je commençais à supporter impatiemment les remontrances dont j’étais l’objet, et plus d’une fois, je fus sur le point de rompre brusquement avec mes hôtes, pour essayer d’une vie dont la séduction avait profondément ébranlé les honnêtes résolutions auxquelles je voulais rester attachée.
Les choses en étaient à ce point, quand il arriva dans la ville que nous habitions un étranger qui, dès le premier jour, parut devoir prendre un grand empire sur moi.
C’était un homme d’une trentaine d’années environ, d’un extérieur charmant, de tournure aristocratique, et qui manifestement était bien supérieur à tous les jeunes gens que j’avais rencontrés jusqu’alors.
Il s’appelait le comte de Simier, arrivait de Paris, et se rendait dans l’Amérique du Sud, où il allait, disait-il, diriger une importante exploitation.
À vrai dire, je ne m’intéressai que médiocrement à ce que le comte avait fait, non plus qu’à l’avenir qu’il rêvait.
Je ne vis que lui… et dans la situation où je me trouvais, sa présence exerça tout de suite une profonde impression sur mon esprit et sur mon cœur.