Je n’avais jamais aimé encore, et il ne lui fut pas difficile de s’apercevoir que je l’aimais…
D’ailleurs, je ne cherchais à rien cacher de ce qui se passait en moi… J’avais remarqué, de mon côté, que le comte était empressé et ému chaque fois qu’il me parlait, et il y a dans l’amour que l’on éprouve ou dans celui que l’on inspire, un rayonnement dont on tenterait en vain d’atténuer l’éclat.
Un mois s’était à peine écoulé, que j’étais sa maîtresse!
La jeune femme suspendit un moment son récit et prit sa tête dans ses mains, comme pour ne pas voir l’expression presque douloureuse qui vint se refléter dans les yeux de Gaston de Pradelle.
– Ah! je vous dis tout! poursuivit-elle d’un ton nerveux et contenu; je n’avais pas même demandé au comte ce qu’il comptait faire de moi; je m’étais donnée sans condition, sans réflexion, m’en remettant à lui du soin de sauver mon honneur, si tant est qu’il dut y penser jamais! Vous le voyez, Monsieur, la chute était complète… Et la seule chance de réhabilitation possible consistait en un semblant de mariage contracté un soir, sans témoins, dans quelque municipalité obscure, dont j’ai à peine conservé le nom! Que valait cette cérémonie? Rien, sans doute! Et que m’importait, d’ailleurs! Le rêve fut de si courte durée, que c’est à peine si, depuis dix ans, il m’en reste quelque souvenir au cœur. J’avais été heureuse plusieurs mois… Je m’étais endormie dans un amour que je croyais éternel, et je ne me rappelle plus, à cette heure, que le réveil terrible qui m’arracha à mon ivresse et me plaça brutalement en présence de la plus horrible des réalités…
– Pauvre femme! balbutia Gaston, ému.
– Le comte avait disparu… et je restais seule avec l’enfant à laquelle je venais de donner le jour.
– Que fîtes-vous?
La jeune femme mordit ses lèvres avec rage.
– Ah! je n’eus pas une seconde d’hésitation, Monsieur, je le jure, répondit-elle; quand je m’aperçus que le bonheur rêvé s’était effondré, que je n’avais plus rien à espérer du misérable qui m’avait si indignement trompée, il se fit en moi une révolution soudaine, inattendue… Le mépris remplaça l’amour presque instantanément, et à la place de l’amant disparu, je ne vis plus que l’enfant qui n’avait pas demandé à naître et à laquelle je résolus de consacrer ma vie tout entière!…
– Voilà qui était bien.
– Sans doute, et Dieu m’est témoin que je l’eusse fait comme je l’avais résolu; seulement, j’avais compté sans mon père!…
– Comment?
– Depuis quelques jours il était de retour; il avait demandé à quitter la marine pour entrer dans le service des arsenaux. Il ignorait ma honte; mais quelqu’un se chargea de l’en instruire, et alors…
– Qu’arriva-t-il?
– Une nuit… j’étais seule… mon enfant dormait près de moi, je travaillais avec acharnement pour gagner le pain de chaque jour… et, en même temps, pour amasser la petite somme qui devait me permettre de fuir et de me dérober à la colère de mon père; j’étais presque heureuse à cette perspective de me retrancher du monde, ne pouvant croire qu’aucun obstacle pût m’empêcher de mettre mon projet à exécution, quand tout à coup la porte de ma chambre s’ouvrit brusquement, et deux hommes en franchirent le seuil.
– Quels étaient ces hommes?
– L’un était mon père… l’autre un de ses anciens camarades, que j’avais déjà vu une fois ou deux et qui commandait le cutter de l’État qui fait le service de la côte. Je me levai, le cœur glacé, avec une subite appréhension du danger, et je me précipitai vers le berceau, pour défendre mon enfant, que je croyais surtout menacée! Mais mon père me prit brutalement par le bras, et, pendant qu’il me nouait un bâillon sur la bouche, son compagnon me garrottait énergiquement, de façon à rendre tout cri et tout mouvement impossibles.
Quelques heures plus tard le cutter de l’État me déposait au pied du phare où je pénétrais pour n’en plus sortir!…
– Mais votre enfant?…
– Je n’en ai pas eu de nouvelles.
– Quoi! votre père ne vous a pas dit…
– Pendant dix années, Monsieur, nous avons vécu ici, l’un près de l’autre, sans échanger une parole. J’ai pleuré, j’ai supplié, j’ai menacé. Cent fois, sous ses yeux, j’ai fait le mouvement de me précipiter sur les rochers du phare, et il est resté muet, plus terrible que s’il m’eût accablée de reproches ou tuée de sa main vengeresse.
– C’est terrible.
– N’est-ce pas?…
– Et pendant ces dix ans, il ne s’est produit aucun incident?
– Aucun.
– Personne n’a abordé le phare?
– Personne.
Il y eut un nouveau et long silence.
Gaston était fort troublé par le récit qu’il venait d’entendre, et une suprême pitié s’élevait de son cœur à la pensée des tortures que la malheureuse avait dû souffrir.
Elle avait été coupable, sans doute!… Mais comment excuser le raffinement que l’on avait déployé dans le châtiment.
Il lui prit la main, et la serra avec intérêt.
Le sentiment qu’il éprouvait était, il faut le dire, d’une nature exceptionnelle.
La jeune femme avait dû être fort belle, ainsi qu’elle l’avait dit elle-même, mais le chagrin avait profondément altéré ses traits, et elle ne conservait que de rares vestiges de sa beauté d’autrefois.
L’œil seul avait encore tout son éclat et toute sa vivacité, et il s’en échappait par instants des effluves ardentes dont on subissait malgré soi l’impression pénétrante et forte.
– Dieu a eu pitié de votre situation lamentable, dit enfin Gaston; la liberté qui va vous être rendue vous permettra de vous livrer à des recherches qui vous ont été interdites jusqu’à ce jour.
– J’essaierai, en effet, répondit la jeune femme en remuant tristement la tête.
– Au moins, votre père vous laisse-t-il quelque aisance?
Un double éclair s’alluma à cette question dans les yeux de la fille du capitaine d’armes, et un sourire d’une expression mystérieuse releva le coin de sa lèvre.
– Sous ce rapport, dit-elle d’un ton ironique, le hasard aura déjoué les calculs de mon bourreau.
– Comment cela?
– Au moment où il vint habiter le phare, mon père avait réalisé presque toute sa fortune, qui consistait en vingt mille dollars environ… Je savais qu’il avait caché cette somme dans une des nombreuses caches que recèlent les murs épais de la tour, et pendant deux années, sans lui donner le soupçon de mes préoccupations, j’usai de mille stratagèmes pour découvrir l’endroit où il avait enfoui son trésor. Il y a huit jours seulement, et comme sa fin approchait, que je parvins enfin à mon but.
– Et vous avez cette somme?
– Il y avait à peine dix minutes qu’il avait cessé de vivre, qu’elle était en ma possession.
Gaston baissa le front sans répondre.
Décidément, tout ce qu’il voyait ou entendait depuis un moment, le rejetait dans un monde de sensations excessives, où toutes les lois de la conscience humaine semblaient être singulièrement méconnues!
Au surplus, on ne lui laissa pas le temps de s’abandonner à des réflexions ni de discuter ses impressions.