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Le ChronoRéel se mit en pause automatique.

« La machine ne sait pas traduire le terme employé, expliqua Hassan. Et moi non plus. Il ne fait pas partie du vocabulaire habituel. Ces gens emploient des mots de langues plus anciennes lors des pratiques magiques, et celui-ci est peut-être relié à une racine archaïque signifiant façonner, comme on façonne une forme avec de la terre. Elle doit donc dire "je vous façonne", ou quelque chose dans ce goût-là.

— Continuez », fit Tagiri.

La psalmodie de Putukam reprit : « Issus de mon corps, de la terre, de l’esprit de l’eau, je vous façonne, ô enfants de quarante générations qui me regardez du dedans de mon rêve. Vous voyez notre souffrance et celle de tous les autres villages. Vous voyez les monstres blancs qui nous enchaînent et qui nous tuent. Vous voyez les maux qu’envoient les dieux pour sauver les élus et laisser aux maudits le poids de cette terrible punition. Parlez aux dieux, ô enfants de quarante générations qui me regardez du dedans de mon rêve ! Enseignez-leur la pitié ! Qu’ils envoient un mal pour tous nous emporter et laisser la terre déserte devant les monstres blancs, afin qu’ils nous cherchent d’une rive à l’autre et ne nous trouvent pas, qu’ils ne trouvent plus personne, pas même les Caraïbes cannibales ! Que la terre soit déserte sauf de nos cadavres, afin que nous mourions libres et dans l’honneur. Parlez pour nous aux dieux, ô homme, ô femme ! »

Et la prière se poursuivit ainsi, Baiku prenant la relève lorsque Putukam faiblissait ; bientôt, des gens du village s’attroupèrent autour d’eux et se joignirent de temps en temps à la litanie, surtout pour scander le nom de ceux à qui elle s’adressait :

— Enfants-de-quarante-générations-qui-nous-regardez-du-dedans-du-rêve-de-Putukam.

Alors qu’ils chantaient encore, les Espagnols apparurent sur le chemin, le pas lourd, mousquets, épées et piques au poing, conduits par deux Indiens honteux. Les villageois ne résistèrent pas ; ils continuèrent à psalmodier même après que tous eurent été capturés, même quand tous les vieillards, Baiku compris, furent passés au fil de l’épée ou embrochés sur les piques. Même lorsque les jeunes filles se firent violer, tous ceux qui pouvaient encore articuler reprirent la litanie, la prière, la supplication, jusqu’à ce que le chef des Espagnols, tout sang-froid envolé, s’approche de Putukam et lui enfonce son épée à la base de la gorge, juste au-dessus du point de jonction des clavicules. Elle mourut dans un gargouillement et la psalmodie cessa. Comme pour Baiku, sa prière avait été exaucée : elle était morte libre.

Une fois que tous les villageois eurent péri, Tagiri tendit la main vers la machine ; Hassan la prit de vitesse et appuya sur la touche d’arrêt avant elle.

Tagiri tremblait mais refusait de reconnaître les émotions qui l’agitaient. « J’ai assisté à bien des spectacles horribles, dit-elle, mais, là, elle m’a vue. Elle nous a vus tous les deux !

— Apparemment, du moins.

— Elle nous a vus, Hassan !

— Apparemment. » Cette fois, le ton admettait qu’elle pût avoir raison.

« Dans son rêve, elle a perçu quelque chose de notre époque, d’ici et maintenant. Nous lui étions peut-être encore visibles quand elle s’est réveillée : j’ai eu l’impression qu’elle nous regardait. Je n’y avais pas songé jusqu’à son réveil et pourtant, quand j’ai compris qu’elle pouvait nous voir, elle l’a senti. Ça ne peut pas être une coïncidence.

— Mais si c’est exact, objecta Hassan, pourquoi d’autres observateurs qui se servent du chronoscope n’ont-ils pas été repérés eux aussi ?

— Nous ne sommes peut-être visibles qu’à ceux qui ont absolument besoin de nous voir.

— C’est impossible ; on nous l’enseigne dès l’entrée à l’Observatoire du temps.

— Non, rétorqua Tagiri ; vous vous rappelez le cours sur l’historique de l’Observatoire ? Les théoriciens n’avaient aucune certitude, au début ; ce n’est qu’après des années d’observation qu’ils se sont convaincus de la justesse de leur théorie. Mais, à l’origine, on parlait beaucoup de reflux temporel.

— Vous avez été plus assidue que moi en classe, on dirait, fit Hassan.

— Le reflux temporel… Vous vous rendez compte du danger que ça représente ?

— Si ça existe réellement et si ces gens nous ont vraiment vus, ça ne doit pas être bien dangereux : rien n’a changé chez nous.

— Rien ne changerait jamais en apparence, répliqua-t-elle, parce que nous vivrions alors dans la version du présent engendrée par le passé modifié. Qui sait combien de variations, majeures ou infimes, nous avons pu introduire, et ce sans jamais nous en apercevoir parce qu’elles ont transformé notre présent et que nous ne pouvons pas nous rappeler qu’il ait été différent ? »

« Nous n’avons sûrement jamais rien touché, fit Hassan, sinon l’Histoire en aurait été modifiée : or, même si l’organisation de l’Observatoire du temps existait alors, les circonstances qui nous ont amenés à nous trouver ici ensemble et à observer ce village n’auraient pas été réunies exactement comme elles le sont ; par conséquent, les changements que nous aurions apportés au passé auraient annulé ces mêmes changements et rien ne se serait produit. Cette femme ne nous a pas vus.

— Je connais l’argument de la circularité aussi bien que vous, Hassan. Mais le cas présent démontre qu’il est faux ; vous ne pouvez pas nier qu’elle nous a vus, Hassan ; vous ne pouvez pas parler de coïncidence alors qu’elle me savait noire ! »

Il eut un grand sourire. « Si les démons de son époque sont blancs, il lui fallait peut-être inventer un dieu noir comme vous.

— Elle a aussi vu que nous étions deux, que nous l’observions par trois fois et que je la savais consciente de notre présence. Même son estimation du temps qui nous sépare est à peu près juste ! Elle a vu et elle a compris. Nous avons modifié le passé. »

Hassan haussa les épaules. « Je sais. » Soudain, il se redressa, l’œil plus vif : il avait trouvé un argument. « Ça ne prouve pas que le principe de circularité soit erroné. Les Espagnols ont agi exactement comme ils l’auraient fait dans tous les cas ; par conséquent, toute modification provoquée par le fait qu’elle nous aurait vus n’a eu aucune répercussion sur l’avenir parce qu’elle et les siens se sont aussitôt fait tuer. C’est peut-être la seule fois que le chronoscope aura causé un effet de reflux : au moment où son impact ne pouvait être que nul. Nous n’avons donc pas traficoté le passé et nous ne risquons donc rien. »

Tagiri ne prit pas la peine de lui faire remarquer que, même si les Espagnols avaient tué ou réduit tout le monde en esclavage, les faits demeuraient : Putukam avait eu une vision d’eux et les gens autour d’elle psalmodiaient une prière alors même qu’on les capturait. Cela n’avait pas pu laisser les Espagnols indifférents ; la scène, par sa simple étrangeté, avait dû dévier leur existence, si peu que ce soit. Nul changement dans le passe ne pouvait manquer de produire un écho ultérieur. C’était l’effet « papillon ». comme on l’enseignait aux élèves : qui savait si une tempête dans l’Atlantique Nord n’avait pas été déclenchée, en remontant très loin l’enchaînement des causes et des résultats, par le battement d’une aile de papillon en Chine ? Inutile toutefois d’en discuter avec Hassan ; qu’il se croie en sécurité tant qu’il le pouvait encore. Plus rien n’était sûr désormais ; mais les Observateurs n’étaient pas non plus désarmés.

« Elle m’a vue, dit Tagiri. Dans son désespoir, elle m’a prise pour une déesse. Et ses souffrances me font regretter que ce ne soit pas vrai, que je n’aie pas le pouvoir d’aider ces gens… Hassan, si elle a perçu notre présence, c’est que nous transmettons quelque chose dans le passé ; et, si nous y transmettons quelque chose, aussi minime que ce soit, nous pouvons peut-être apporter de l’aide à ces gens.