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Peu de moines de La Râbida se rappelaient l’époque où Colon leur rendait de fréquentes visites. Cependant, l’un d’eux s’en souvenait très clairement. Enfant, il était resté au monastère pour y être éduqué pendant que son père défendait sa cause à la cour, puis qu’il s’en allait vers l’occident à la poursuite d’un but insensé. Voyant que son père ne revenait pas, il était entré dans les ordres, où il se distinguait depuis par sa piété. Il prit à part le chef de la délégation caraïbienne et lui dit : « Ces trois navires dont vous dites que l’Espagne vous les a envoyés, ils étaient bien commandés par Cristóbal Colon, n’est-ce pas ?

— Oui, en effet, répondit l’homme à la peau cuivrée.

— A-t-il survécu ? Est-il toujours vivant ?

— Non seulement il est vivant, mais c’est le père de notre reine Béatrice Tagiri. C’est pour lui que nous voulons construire un palais. Et, puisque vous vous souvenez de lui, mon ami, je puis vous le dire : au fond de son cœur, ce n’est pas pour le roi et la reine d’Espagne qu’il le fait édifier, même s’il les y recevra sans doute ; il le fait construire pour y inviter son fils, Diego, afin de savoir ce qui lui est advenu, et implorer son pardon de n’être pas revenu le voir depuis tant d’années.

— Je suis Diego Colon, dit le moine.

— Je le supposais, répondit l’homme cuivré. Vous lui ressemblez en plus jeune. Et votre mère devait être une beauté, car les différences ne sont que favorables. » Il ne sourit pas, mais Diego perçut un pétillement dans ses yeux.

« Dites à mon père, fit-il, que bien des hommes se sont vus séparés de leur famille par la fortune ou le destin et que seul un fils indigne demanderait des excuses à son père parce qu’il rentre chez lui. »

Le terrain fut acheté et sept mille Caraibiens se mirent à commercer et à se fournir dans tout le sud de l’Espagne. Dans leur sillage, les commentaires et l’inquiétude allaient bon train, mais ils se disaient chrétiens, ils dépensaient leur or aussi libéralement que s’il s’agissait de vulgaires cailloux, et leurs soldats étaient puissamment armés et rigoureusement disciplinés.

La construction du palais destiné au père de la reine Béatrice Tagiri prit un an, et, quand il fut achevé, tous purent voir qu’il s’agissait davantage d’une ville que d’un palais. Des architectes espagnols avaient été engagés pour dessiner une cathédrale, un monastère, une abbaye et une université ; des ouvriers espagnols payés avec largesse avaient effectué le gros des travaux, aux côtés des étranges hommes cuivrés de la Caraïbe. Peu à peu, les femmes arrivées avec la flotte s’aventurèrent en public, vêtues pendant l’été de leurs robes légères aux couleurs vives, après quoi, l’hiver venu, elles apprirent à se couvrir de tenues espagnoles plus chaudes. Quand la ville des Caraïbiens fut finie de bâtir et que le roi et la reine d’Espagne furent invités à la visiter, la cité comptait autant d’Espagnols que de Caraïbiens, qui travaillaient et allaient à l’église ensemble.

À l’université, des savants espagnols enseignaient aux étudiants caraïbiens et espagnols ; des prêtres espagnols apprenaient à des novices caraïbiens à parler latin et à dire la messe ; des marchands espagnols se rendaient dans la cité pour y vendre leurs produits alimentaires ou autres et s’en retournaient avec d’exotiques objets d’art en or, argent, cuivre et fer, tissu et pierre. Peu à peu seulement on se rendit compte que nombre de Caraïbiens n’étaient pas chrétiens ; mais, chez eux, il n’importait pas qu’on obéît à l’Église : tous étaient des citoyens égaux, libres de décider ce qu’ils voulaient croire. C’était là une idée fort étrange et il ne vint à l’esprit d’aucun personnage de l’Etat de l’adopter en Espagne, mais, du moment que les Caraïbiens païens ne faisaient pas de prosélytisme en terre chrétienne, on pouvait tolérer leur présence. Après tout, ces Caraïbiens avaient tant d’or et tant de rapides vaisseaux… Et tant d’excellentes armes à feu…

Quand le roi et la reine d’Espagne parurent – en faisant d’attendrissants efforts pour manifester la splendeur de leur rang au milieu de l’opulente cité caraïbienne –, on les conduisit dans la salle du trône d’un magnifique édifice. Là, on les invita à prendre place sur des trônes jumeaux. Alors seulement le père de la reine des Caraïbiens se présenta en personne et, une fois devant eux, il s’agenouilla.

« Votre Majesté, dit-il à la reine Jeanne, je regrette que vos père et mère ne soient plus de ce monde pour mon retour de l’expédition qu’ils m’ont confiée en 1492.

— Ainsi Cristóbal Colon n’était pas un dément, fit-elle. Et ce n’était pas folie de la part d’Isabella de l’envoyer en mission.

Cristóbal Colon, répondit-il, était le fidèle serviteur du roi et de la reine. Mais j’avais effectivement tort quant à la distance qui nous sépare de la Chine. Ce que j’ai trouvé, c’est un pays que nul Européen ne connaissait. » Sur une table dressée devant les deux trônes, il posa un coffret dont il tira quatre livres. « Les journaux de bord de mon voyage et tous mes actes depuis lors. Mes navires avaient été détruits et je ne pouvais rentrer, mais, comme la reine Isabelle m’en avait chargé, j’ai fait de mon mieux pour amener autant de gens que possible au service du Christ. Ma fille est désormais la reine Béatrice Tagiri de Caraïbie et son époux le roi Ya-Hunahpu. Comme vos parents ont uni l’Aragon et la Castille par leur mariage, ma fille et son mari ont fondu deux grands royaumes en une seule nation. Puissent leurs enfants être d’aussi bons et sages souverains de la Caraïbe que vous l’êtes d’Espagne. »

La reine Jeanne et le roi Henri acceptèrent ses journaux de bord et d’expédition avec de gracieux discours ; pendant ce temps, Cristoforo pensait à ce que lui avait révélé Diko : dans une autre Histoire, celle où ses navires n’avaient pas été détruits et où il était rentré avec la Pinta et la Niña, sa découverte avait rendu l’Espagne si riche qu’on avait donné Jeanne en mariage à un homme différent, qui était mort jeune. Elle en avait perdu la raison, et son père d’abord, puis son fils avaient gouverné à sa place. Quelle chose extraordinaire que, parmi les changements que Dieu avait opérés par son biais, il ait été permis de préserver cette gracieuse reine de la folie. Elle n’en saurait jamais rien car ni lui ni Diko n’en parleraient jamais.

Les souverains achevèrent leur discours et à leur tour ils offrirent à Colon de nombreux et somptueux présents – selon les critères espagnols – à remettre au roi Ya-Hunahpu et à la reine Béatrice Tagiri. Il les accepta.

« La Caraïbe est un pays étendu, dit-il, et comprend bien des régions où le nom du Christ reste inconnu : par ailleurs, notre terre ne manque pas de richesses de toutes sortes et nous sommes favorables au commerce avec l’Espagne. Nous vous demandons d’envoyer des prêtres instruire nos compatriotes et des marchands commercer avec eux. Mais la Caraïbe est un royaume pacifique qu’un homme sans arme peut traverser de bout en bout sans qu’il lui arrive de mal, aussi ne sera-t-il pas nécessaire d’y dépêcher de soldats armés. De fait, ma fille et son époux vous prient de leur faire l’insigne faveur de prévenir les autres souverains d’Europe que, bien que prêtres et marchands de chez eux soient les bienvenus, tout navire qui pénétrera dans les eaux caraïbiennes équipé d’un quelconque armement sera envoyé par le fond. »