L’avertissement était sans équivoque – toute ambiguïté avait d’ailleurs été étouffée dans l’œuf dès l’instant où l’on avait aperçu les mille nefs de la flotte caraïbienne au large des côtes portugaises. Déjà l’on avait appris l’abandon, sur ordre du roi du Portugal, de tous les plans d’exploration d’Hy-Brasil, et Cristoforo ne doutait pas que d’autres monarques feraient preuve de la même prudence.
Des documents furent préparés affirmant l’éternelle volonté de paix et l’amitié particulière qui liaient les souverains d’Espagne et de la Caraïbe ; une fois qu’ils furent signés, l’audience prit fin. « Je n’ai plus qu’une faveur à demander à Vos Majestés, dit Cristoforo. On désigne le plus souvent la cité où nous sommes sous le nom de La Ciudad de los Caribianos ; cela tient à ce que j’ai refusé de la baptiser avant de requérir auprès de vous, en personne, la licence de lui donner le nom de votre gracieuse mère la reine, Isabelle de Castille. C’est sa foi en Jésus-Christ et sa confiance en moi qui ont permis à cette cité de voir le jour et à cette grande amitié de naître entre l’Espagne et la Caraïbe. Ai-je votre consentement ? »
Jeanne et Henri le lui donnèrent de grand cœur, puis ils s’installèrent pour une semaine afin de présider les cérémonies de baptême de Ciudad Isabella.
Après leur départ, le travail sérieux commença. La plus grande partie de la flotte allait retourner en Caraïbie, mais seuls les équipages seraient indigènes. Les passagers seraient eux espagnols – prêtres et négociants. Diego, le fils de Cristoforo, avait décliné la fortune que son père lui proposait et demandé à faire partie du contingent franciscain parmi les missionnaires qui se rendaient en Caraïbie. Une enquête discrète permit de retrouver l’autre fils de Colon, Fernando : adulte, il était entré dans l’entreprise de son grand-père, marchand à Cordoue. Cristoforo l’invita à Ciudad Isabella, où il le reconnut officiellement comme son fils et lui donna un bateau caraïbien pour transporter ses produits. Ensemble, ils décidèrent de baptiser le navire Béatrice de Cordoue, du prénom de la mère de Fernando. Celui-ci se réjouit aussi du nom que son père avait donné à sa fille devenue reine de Caraïbie. On peut douter que Cristoforo lui ait jamais avoué qu’il pouvait y avoir quelque ambiguïté sur la Béatrice dont la reine portait le nom.
Sous les yeux du navigateur qui contemplait la scène depuis son palais, huit cents vaisseaux caraïbiens se mirent en route pour le Nouveau Monde, avec à leur bord ses deux fils qui allaient y remplir chacun leur mission particulière. Cent cinquante autres bâtiments prirent le large à leur tour, par groupes de trois, quatre ou cinq, pour conduire des ambassadeurs et des négociants dans tous les ports d’Europe et toutes les cités des musulmans. Des diplomates et des princes, des marchands d’envergure, des savants et des hommes d’Église s’en venaient à Ciudad Isabella pour instruire les Caraïbiens et apprendre auprès d’eux.
À n’en point douter, Dieu avait tenu les promesses qu’il lui avait faites une nuit près de Lagos. Grâce à Cristoforo, sa parole était transmise à des multitudes. Quant au navigateur, des royaumes étaient tombés à ses pieds et la fortune qui lui était passée entre les mains, sous son contrôle, dépassait de loin tout ce qu’il aurait pu imaginer enfant, à Gênes. Le fils de tisserand qui tremblait devant les agissements cruels des grands de ce monde était devenu le plus grand d’entre eux, et sans user de la moindre cruauté. À genoux, Cristoforo rendit maintes fois grâces à Dieu pour ses bontés envers lui.
Mais, dans le silence de la nuit, sur son balcon au-dessus de la mer, ses pensées se tournèrent vers Felipa, son épouse qu’il avait tant négligée ; vers sa patiente maîtresse de Cordoue, Béatrice ; vers dame Béatrice de Bobadilla, morte avant qu’il puisse revenir triomphant chez elle à Gomera. Il songea à ses frères et sœurs à Gênes, tous descendus au tombeau avant que sa gloire ne parvienne jusqu’à eux. Il pensa aux années qu’il aurait pu passer en compagnie de Diego, de Fernando, s’il n’avait pas quitté l’Espagne. N’est-il donc pas de victoire sans perte, sans chagrin, sans regret ?
Puis ses pensées revinrent à Diko. Elle aurait pu ne jamais être la femme de ses rêves ; parfois, il la soupçonnait d’avoir aimé quelqu’un d’autre elle aussi, un homme qui était aussi perdu pour elle que ses deux Béatrice l’étaient pour lui. Diko avait été son professeur, son bras droit, sa maîtresse, sa compagne, la mère de nombreux enfants, sa véritable reine lorsqu’ils avaient créé un grand royaume à partir de mille villages répartis sur cinquante îles et deux continents. Il l’aimait. Il lui était reconnaissant. Elle avait été un don de Dieu.
Était-ce la trahir, alors, de regretter de ne pouvoir converser une heure avec Béatrice de Bobadilla ? De ne pouvoir embrasser encore une fois Béatrice de Cordoue et l’entendre éclater de rire à ses récits ? De ne pouvoir montrer ses cartes et ses journaux de bord à Felipa, afin qu’elle sache que sa folle obsession valait la souffrance qu’elle leur avait causée à tous ?
Il n’est rien de bon qui n’ait son prix. Voilà ce qu’apprit Cristoforo en revoyant son existence passée. Le bonheur, ce n’est pas une vie dont le chagrin est absent mais une vie où le chagrin s’échange à un prix qui en vaut la peine. C’est cela que vous m’avez donné Seigneur.
Pedro de Salcedo et son épouse, Chipa, arrivèrent à Ciudad Isabella à l’automne 1522 ; ils apportaient à Colon des lettres de sa fille, de son gendre et, plus important que tout, de sa Diko. Ils trouvèrent le vieillard sur son balcon, endormi dans la brise à l’odeur marine qui annonçait des pluies par l’ouest. Pedro répugnait à le réveiller, mais Chipa soutint qu’il ne voudrait pas attendre. Quand Pedro le secoua doucement par l’épaule, Colon les reconnut aussitôt. « Pedro, murmura-t-il. Chipa.
— Des lettres, dit Pedro. De Diko, pour la plupart. »
Colon sourit, prit les missives et les posa sur ses genoux sans les décacheter. Il ferma les yeux comme s’il allait s’assoupir à nouveau. Pedro et Chipa restèrent auprès de lui à le regarder avec affection, avec la nostalgie des jours et des grandes aventures passés. Et soudain il parut émerger du sommeil. Il ouvrit grand les yeux et leva une main, l’index pointé vers la mer. « Constantinople ! » s’écria-t-il.
Puis il retomba dans son fauteuil et sa main s’abaissa sur son plaid. De quoi rêvait-il donc ? se demandèrent-ils.
Quelques instants plus tard, Pedro perçut un changement dans le repos du vieillard. Ah, oui, voici ce qui a changé : il ne respire plus. Il se pencha pour lui baiser le front. « Adieu, mon capitaine-général ». dit-il. À son tour. Chipa baisa ses cheveux blancs. « Allez auprès de Dieu, mon ami », murmura-t-elle. Puis ils s’en furent avertir les gens du palais que le grand découvreur était mort.
Epilogue
En l’an 1955, un archéologue caraïbien, qui dirigeait des fouilles près du site traditionnel où avait accosté Cristóbal Colon, observa que le crâne presque intact découvert ce jour-là était plus lourd qu’il n’aurait dû. Il nota l’anomalie et, quelques semaines plus tard, lorsqu’il eut l’occasion de retourner à l’université d’Ankuash, il fit passer le crâne aux rayons X. Les radios montrèrent une plaque de métal enchâssée dans les os.
Dans les os ? Impossible. Néanmoins, après un examen soigneux, il découvrit les traces fines comme des cheveux de l’opération chirurgicale qui avait permis l’implant. Mais les os ne se ressoudent pas aussi nettement. Quelle chirurgie était-ce là pour laisser aussi peu de marques ? Une telle technique n’existait pas en 1955 ni, à plus forte raison, à la fin du quinzième siècle !