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— Mais comment sauver ce village ? demanda Hassan. Même s’il était possible de voyager dans le temps, que faire ? Lancer une armée vengeresse sur les Espagnols qui ont pris le village ? À quoi bon ? De nouveaux Espagnols viendraient plus tard, ou des Anglais ou d’autres expéditions de l’une ou l’autre nation conquérante d’Europe. Et, en attendant, notre époque à nous aurait disparu, effacée par notre propre intervention. On ne change pas de vastes pans de l’Histoire en modifiant un unique petit événement. Les forces de l’Histoire continuent d’agir quoi qu’il arrive.

— Mon cher Hassan, dit Tagiri, vous venez de prétendre les forces de l’Histoire tellement irrésistibles qu’on ne peut les dévier de leur marche en avant, et pourtant vous disiez il y a un instant que toute intervention, aussi infime soit-elle, changerait l’Histoire à tel point qu’elle effacerait notre époque. Expliquez-moi comment vous résolvez cette contradiction.

— C’est effectivement une contradiction, mais ce n’est pas pour ça que les termes sont faux. L’Histoire est un système chaotique ; les détails peuvent varier à l’infini, mais la forme générale demeure constante. Introduisez un petit changement dans le passé et vous changerez assez de détails dans le présent pour nous empêcher de nous être retrouvés exactement ici et maintenant pour observer précisément la scène que nous avons vue. Néanmoins, les grands mouvements historiques resteront dans l’ensemble tels quels.

— Nous ne sommes mathématiciens ni l’un ni l’autre, fit Tagiri, et nous nous amusons simplement à jongler avec la logique. Le fait est que Putukam nous a vus, vous et moi ; il existe donc bel et bien une sorte de transmission entre le présent et le passé. Cela change tout, et les mathématiciens ne tarderont pas à trouver des explications plus proches de la réalité au fonctionnement de nos machines temporelles ; nous verrons alors ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, et, s’il s’avère faisable d’intervenir sur le passé, volontairement et dans un but précis, eh bien, nous le ferons, vous et moi.

— Et pourquoi ça ?

— Parce que c’est nous qu’elle a vus. Parce qu’elle… parce qu’elle nous a façonnés.

— Elle nous a demandé d’envoyer une épidémie pour tuer tous les Indiens avant la venue des Européens ; vous comptez la prendre au sérieux ?

— Si nous devons être des dieux, dit Tagiri, nous avons le devoir, je crois, de trouver de meilleures solutions que les gens qui nous adressent leurs prières.

— Mais il n’est pas question que nous jouions aux dieux, répliqua Hassan.

— Vous m’avez l’air bien sûr de vous.

— Oui, parce que les gens de notre époque n’apprécieront évidemment pas l’idée de voir notre monde effacé dans le seul but d’alléger les souffrances d’un petit groupe de personnes mortes depuis une éternité.

— Pas "effacé", fit Tagiri : remanié.

— Vous êtes encore plus dingue que les chrétiens ! s’exclama Hassan. Eux, ils croient en la valeur de la souffrance et de la mort d’un seul homme qui aurait ainsi sauvé toute l’humanité, mais vous, vous êtes prête à sacrifier la moitié de tous ceux qui ont vécu jusqu’à maintenant rien que pour sauver un village ! »

Elle le foudroya du regard. « Vous avez raison, fit-elle. Pour un seul village, ça n’en vaudrait pas le coup. »

Et elle sortit.

Ce n’était pas une illusion, elle en était sûre : le ChronoRéel II donnait un accès physique au passé et les Observateurs étaient, par un biais encore inconnu, visibles aux observés s’ils savaient regarder, s’ils avaient soif de voir. Alors, que devait-elle faire ? Certains préféreraient à coup sûr fermer l’Observatoire du temps pour éviter tout risque de contamination du passé avec les résultats imprévisibles, et peut-être destructeurs, qui en découleraient dans le présent ; et d’autres négligeraient dédaigneusement les paradoxes, convaincus que les Observateurs du temps ne pouvaient être vus qu’en des circonstances où cela n’aurait aucune influence sur l’avenir. Réaction de crainte excessive ou incurie méprisante, ces deux attitudes étaient inadéquates : Hassan et elle venaient de modifier le passé, ce qui avait de facto changé le présent. Leur intervention n’avait peut-être pas chamboulé les générations intermédiaires, mais elle les avait certainement bouleversés, Hassan et elle. Ni l’un ni l’autre ne se comporteraient, en pensées ou en actes, comme ils se seraient comportés s’ils n’avaient pas entendu la prière de Putukam. Ils avaient changé le passé, et le passé avait changé l’avenir. C’était donc possible ; les paradoxes ne l’empêchaient pas. Les habitants de l’âge d’or de Tagiri pouvaient faire davantage qu’observer, archiver et se souvenir.

Dans ce cas, qu’en était-il de toutes les souffrances dont elle avait été témoin toutes ces années ? Existait-il un moyen d’y mettre un terme ? Et si oui, comment refuser ? Ces gens l’avaient façonnée… C’était de la superstition, cela n’avait aucun sens, pourtant elle ne put rien avaler ce soir-là et le sommeil la fuit toute la nuit, chassé par la prière éternellement répétée.

Tagiri se leva de sa natte et alla voir l’heure. Minuit passé et elle ne dormait toujours pas. L’Observatoire laissait le loisir à ses employés, où qu’ils habitent, de vivre à la manière du cru, et c’est le choix qu’avait fait la ville de Juba dans la mesure du possible. C’est pourquoi Tagiri couchait sur des roseaux tressés dans une hutte aux murs à claire-voie dépourvue de climatisation ; mais la brise soufflait cette nuit-là et il faisait frais dans la hutte : ce n’était donc pas la chaleur qui l’empêchait de dormir. C’était la prière des villageois d’Ankuash.

Elle enfila une robe et se rendit au laboratoire, où d’autres couche-tard travaillaient encore – il n’y avait pas d’horaires établis pour des gens qui jouaient si librement avec le flot du temps. Elle demanda au chronoscope de lui remontrer Ankuash, mais, au bout de quelques secondes à peine, ne supportant plus le spectacle, elle changea pour un autre point de vue : Colomb accostant à Hispaniola, le naufrage de la Santa María, le fort bâti pour abriter les hommes qu’on ne pouvait ramener en Espagne. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait ces scènes, mais elles étaient toujours aussi pitoyables : les marins qui essayaient d’asservir les villageois de la région, lesquels se sauvaient et disparaissaient simplement dans la nature, l’enlèvement des jeunes filles, les viols à la chaîne jusqu’à la mort des victimes.

Puis les Indiens de plusieurs tribus se mirent à contre-attaquer. Il ne s’agissait pas de la guerre rituelle visant à s’approvisionner en chair à sacrifice, ni de la guerre de pillage des Caraïbes ; non, c’était un nouveau concept : la guerre de représailles. Mais peut-être n’était-il pas si nouveau, songea soudain Tagiri. Les dialogues de ces scènes souvent visualisées avaient été intégralement traduits et il apparaissait que les indigènes possédaient un terme pour désigner une guerre d’annihilation : ils appelaient cela « la guerre de "l’étoile au village de l’homme blanc" ». Les hommes d’équipage se réveillèrent un matin pour trouver leurs sentinelles en morceaux épars dans tout le fort et cinq cents guerriers indiens parés de splendides coiffures de plumes a l’intérieur de la palissade. Ils se rendirent, bien entendu.

Cependant, les villageois indiens n’adoptèrent pas leurs captifs avant de les sacrifier : ils n’avaient nulle envie de faire des dieux de ces misérables violeurs, larrons et assassins avant leur mort ; aussi, lorsque les marins espagnols furent enfermés, n’entendit-on pas une fois la formule rituelle : « Celui-ci est comme mon fils bien-aimé. »