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Il n’y eut pas de sacrifice, mais cela n’empêcha pas le sang et la douleur. La mort, quand elle vint, fut un exquis soulagement. Certains goûtaient fort cette scène, Tagiri ne l’ignorait pas, car c’était pour eux l’une des rares victoires des Indiens sur les Espagnols, un des premiers triomphes d’un peuple à la peau sombre sur les Blancs orgueilleux. Mais elle ne se sentit pas le courage de la regarder jusqu’au bout ; elle ne prenait aucun plaisir à ce spectacle de torture et de massacre, même si les victimes étaient de monstrueux criminels qui avaient eux-mêmes perpétré tortures et massacres. Tagiri ne le comprenait que trop bien : dans l’esprit des Espagnols, leurs adversaires n’étaient pas humains. C’est dans notre nature, songea-t-elle : si nous voulons savourer notre cruauté, il nous faut transformer notre victime en bête ou en dieu ; les marins espagnols avaient fait des Indiens des animaux et tout ce que les Indiens avaient prouvé par leur atroce vengeance, c’est qu’ils étaient capables de la même pirouette mentale.

Par ailleurs, rien dans cette scène ne lui révélait ce qu’elle voulait savoir ; aussi dirigea-t-elle le chronoscope dans la cabine de Colomb, sur la Niña, où il était en train d’écrire une lettre au roi d’Aragon et à la reine de Castille. Il parlait d’immenses richesses en or et en épices, de bois rares, de bêtes exotiques, de vastes royaumes inconnus aux populations propres à être converties au christianisme et à fournir des esclaves en abondance. Ce n’était naturellement pas la première fois que Tagiri s’étonnait de cette ironie : promettre à ses souverains à la fois des esclaves et des chrétiens tirés des mêmes groupes d’indigènes ! Mais, cette fois, elle découvrit un autre sujet d’étonnement : elle savait parfaitement que Christophe Colomb n’avait pas vu d’or en quantité considérable, pas plus qu’on aurait pu en trouver dans n’importe quel village d’Espagne où un riche propriétaire pouvait posséder quelques babioles précieuses ; il n’avait pratiquement rien compris à ce que lui disaient les Indiens, et pourtant il s’était persuadé qu’ils lui parlaient d’or plus loin à l’intérieur des terres. À l’intérieur des terres ? Ils indiquaient l’ouest, par-delà la mer des Antilles, mais cela, Colomb ne pouvait pas le savoir. Il n’avait pas vu le moindre scintillement des immenses trésors des Incas ni des Aztèques – il s’en fallait de vingt ans que les Européens n’y posent les yeux et, quand l’or se mettrait enfin à couler à flots, Colomb ne serait plus de ce monde. Cependant, elle l’observa en train d’écrire, puis revint en arrière et l’observa de nouveau, et elle se dit : Il ne ment pas. Il sait que l’or n’est pas loin. Il en est absolument convaincu alors qu’il ne l’a jamais vu et ne le verra jamais de sa vie.

Et Tagiri comprit soudain : C’est ainsi qu’il a tourné les regards de l’Europe vers l’occident ! Par la puissance de son inébranlable conviction ! Si le roi et la reine d’Espagne avaient fondé leur décision sur les seules preuves qu’il avait apportées, son voyage serait resté sans suite. Où étaient les épices ? Où était l’or ? Ses premières découvertes n’avaient pas – et de loin – remboursé le coût de l’expédition ; qui s’aventurerait à le financer, après cela ?

Sans preuve réelle, Colomb avait émis des assertions extravagantes : il avait découvert Cipango ; le Cathay et les îles aux épices étaient désormais à portée de main. Toutes étaient fausses, sans quoi il aurait pu présenter une cargaison pour les étayer. Pourtant, tous ceux qui le regardaient, l’écoutaient, le connaissaient, tous sentaient que cet homme ne mentait pas, qu’il croyait du tréfonds de son âme à ce qu’il affirmait. Sur la foi monolithique d’un tel témoin, de nouvelles expéditions furent financées, de nouvelles flottes prirent la mer ; de grandes civilisations s’écroulèrent, et l’or et l’argent de tout un continent migrèrent vers l’est, tandis que des millions d’hommes et de femmes mouraient, victimes d’épidémies, et que les survivants, impuissants, voyaient des étrangers s’installer dans leur pays pour y régner à jamais.

Tout cela parce que Colomb n’avait pas eu le moindre doute en parlant de choses qu’il n’avait pas vues.

Tagiri se repassa l’enregistrement de la scène d’Ankuash, au moment où Putukam décrivait son rêve. Elle nous a vus, Hassan et moi, se dit-elle, et Christophe Colomb a vu l’or alors qu’il ne devait apparaître que des dizaines d’années plus tard. Avec nos machines, nous ne pouvons explorer que le passé ; mais, j’ignore comment, ce Génois et cette Indienne ont aperçu ce que personne ne peut voir et ils avaient raison l’un et l’autre, alors que, sur le plan rationnel, logique, ils ne pouvaient pas avoir raison.

Il était quatre heures du matin lorsque Tagiri se présenta devant la hutte de Hassan. Si elle tapait dans ses mains ou l’appelait, elle risquait de réveiller des voisins ; aussi se faufila-t-elle sans bruit à l’intérieur pour découvrir qu’il ne dormait pas non plus. « Vous saviez que j’allais venir, dit-elle.

— Si j’avais osé, répondit-il, c’est moi qui serais allé vous rejoindre. »

Elle entra sans plus tarder dans le vif du sujet : « C’est réalisable ; on peut modifier le passé, on peut empêcher… quelque chose. Quelque chose d’horrible. On peut l’effacer, revenir dans le temps et le changer en mieux. »

Hassan attendit la suite sans rien dire.

« Je sais ce que vous pensez, Hassan : nous risquons au contraire de détériorer encore la situation.

— Vous croyez que je n’y ai pas réfléchi ? j’y ai passé la nuit. Regardez notre monde, Tagiri : l’humanité a enfin trouvé la paix ; il n’y a plus d’épidémies, les enfants ne meurent plus de faim, l’analphabétisme n’existe plus. Notre planète est en train de guérir. Mais rien de tout cela n’était inévitable : ç’aurait pu se terminer de façon bien pire. Alors, quelles modifications pouvons-nous apporter au passé qui vaillent le risque de créer une Histoire où notre monde ne ressusciterait pas ?

— Je vais vous le dire : notre monde n’aurait pas besoin de résurrection si on ne l’avait pas d’abord assassiné.

— Quoi, vous vous imaginez qu’il serait possible d’effectuer un certain changement qui améliorerait la nature humaine ? Qui éliminerait la rivalité entre les nations ? Qui enseignerait aux gens que le partage vaut mieux que la convoitise ?

— La nature humaine s’est-elle bonifiée tant que ça, aujourd’hui ? fit Tagiri. Je ne crois pas. Nous sommes aussi avides, assoiffés de pouvoir, orgueilleux et prompts à la colère qu’avant. La seule différence, c’est que maintenant nous en savons les conséquences et que nous les craignons. Nous nous maîtrisons. Nous sommes devenus civilisés, à la fin des fins.

— Et vous pensez pouvoir civiliser nos ancêtres ?

— Je pense que si nous trouvons un moyen d’y parvenir, un moyen sûr d’empêcher le monde de se déchiqueter comme il l’a fait, il est de notre devoir de l’employer. Retourner dans le passé pour prévenir la maladie vaut mieux que de s’occuper du patient quand il est à l’article de la mort et lentement, lentement, le ramener à la vie.

— Si je vous connais bien, Tagiri, vous ne seriez pas ici cette nuit si vous n’aviez pas une idée de ce que doit être ce changement.

— Christophe Colomb, dit-elle.

— Un marin ? Tout seul ? Qui aurait causé la destruction du monde ?

— À l’époque où il s’est mis en route vers l’ouest, son voyage n’avait rien d’inévitable. Les Portugais étaient sur le point de trouver un passage vers l’Orient ; personne n’envisageait l’existence d’un continent inconnu ; les sages du temps savaient le monde très vaste et croyaient qu’un océan de deux fois la taille du Pacifique s’étendait de l’Espagne à la Chine. On n’aurait pas fait route vers l’occident avant d’avoir mis au point un navire qu’on aurait jugé capable de traverser un océan si large ; et même si les Portugais devaient se heurter à la côte du Brésil, il n’y avait aucun profit à y faire : c’était un territoire sec et faiblement peuplé, et ils l’auraient négligé comme ils ont négligé la majeure partie de l’Afrique, qu’ils n’ont colonisée que quatre longs siècles après en avoir reconnu les côtes.