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— Vous avez bien étudié la question, observa Hassan.

— J’ai réfléchi, corrigea-t-elle. Mes études remontent à bien des années. Tout découle du voyage de Colomb en Amérique, avec sa certitude inflexible qu’il avait découvert l’Orient. Rencontrer par hasard une terre ne signifiait rien ; c’est arrivé aux Vikings et qu’en est-il sorti ? Rien. Même si quelqu’un d’autre avait accosté fortuitement à Cuba ou à la pointe orientale du Brésil, cela n’aurait pas eu plus d’impact que les débarquements sans suite au Vinland ou sur la côte de Guinée. Non, c’est seulement à cause des rapports de Colomb annonçant des richesses sans limites, rapports qui ne se sont vérifiés que bien après sa mort, que d’autres marins ont suivi sa route. Vous comprenez ? Ce n’est pas parce qu’un homme a mis le cap à l’ouest que les Européens ont conquis l’Amérique et, par suite, le monde entier : c’est parce que cet homme, c’était Christophe Colomb.

— Un seul homme, donc, serait responsable des ravages de notre planète ?

— Non, évidemment, répondit Tagiri. D’ailleurs, je ne parle pas de la responsabilité morale mais de la cause. L’Europe était déjà l’Europe ; ce n’est pas Colomb qui l’a faite telle. Mais c’est le pillage de l’Amérique qui a financé les terribles guerres religieuses et dynastiques qui n’ont cessé de bouleverser l’Europe pendant des générations. Si l’Europe n’avait pas possédé l’Amérique, aurait-elle pu imposer sa culture à tous les peuples ? Un monde dominé par l’islam ou gouverné par la bureaucratie chinoise se serait-il détruit comme nous l’avons fait, sur cette planète où chaque nation s’efforçait de s’européaniser de son mieux ?

— Bien sûr que oui. Ce ne sont pas les Européens qui ont inventé le pillage.

— Non, mais ils ont inventé les machines qui ont rendu leurs razzias monstrueusement efficaces, les machines qui ont sucé tout le pétrole de la terre et nous ont permis de porter la guerre et la famine d’un bout à l’autre des océans et des continents, jusqu’à ce que les neuf dixièmes de l’humanité aient péri.

— Ainsi, Colomb serait responsable de l’époque de la technologie ?

— Mais non, Hassan ! Je ne fais de reproche à personne !

— Je sais, Tagiri.

— Je suis en train de mettre le doigt sur le nœud où un changement tout petit, tout simple, épargnerait le plus de souffrance au monde et entraînerait la perte d’un minimum de cultures, l’asservissement d’un minimum de gens, l’extinction d’un minimum d’espèces, l’épuisement d’un minimum de ressources. Tout converge sur le moment où Colomb revient en Europe porteur d’histoires d’or, d’esclaves et de nations à convertir au christianisme, futures vassales du roi et de la reine.

— Alors, vous voulez tuer Christophe Colomb ? »

Un frisson de répulsion traversa Tagiri. « Non. D’abord, rien ne nous dit que nous puissions un jour voyager physiquement dans le passé pour le faire, et ensuite c’est inutile. Il suffit de le détourner de son projet de faire route à l’ouest. Mais il faut préalablement découvrir ce qui est possible avant de décider comment opérer. Et le meurtre… ça, je ne puis l’accepter. Colomb n’était pas un monstre, nous en sommes tous d’accord depuis que le ChronoRéel nous l’a montré sous son vrai jour. Ses défauts étaient ceux de son temps et de sa culture, mais ses vertus transcendaient le monde où il vivait. C’était un grand homme et je n’ai nulle envie d’effacer la vie d’un grand homme. »

Hassan hocha lentement la tête. « Alors, présentons la situation ainsi : si nous étions sûrs de pouvoir détourner Colomb de son but et si, après mûres recherches, nous avions la certitude que, de cette façon, le monde ne se lancerait pas sur l’épouvantable voie qu’il a suivie à partir de là, il vaudrait la peine d’oblitérer notre époque à nous et son entreprise de guérison de la planète, en se fondant sur le ferme espoir de la rendre inutile.

— Exactement, fit Tagiri.

— On risque de passer plusieurs siècles à trouver les réponses à ces questions.

— Peut-être ; mais pas obligatoirement.

— Et même après avoir acquis une quasi-certitude, on pourrait encore se tromper et diriger le monde vers une fin bien pire.

— Avec une différence, dit Tagiri : si nous arrêtons Colomb, nous sommes sûrs que Putukam et Baiku ne mourront pas sous les épées espagnoles.

— Jusque-là, d’accord. Essayons de voir s’il est possible et souhaitable d’appliquer votre plan ; vérifions si nos contemporains le jugent valable et – surtout – juste. Si tel est leur avis, alors je serai avec vous quand vous l’exécuterez. »

Il s’était exprimé avec confiance, et pourtant Tagiri se sentit soudain prise de vertige, comme si elle se tenait à l’extrême bord d’un gouffre béant et que le sol venait de branler sous ses pieds. Quel orgueil d’imaginer remonter le temps pour modifier le passé ! Pour qui est-ce que je me prends, songea-t-elle, pour oser répondre à des prières adressées aux dieux ?

Et cependant, ainsi plongée dans les affres du doute, elle savait qu’elle avait déjà pris sa décision. Les Européens avaient eu leur avenir, ils avaient réalisé leurs rêves les plus grandioses, et leur avenir formait désormais le passé ténébreux du monde ; c’étaient les conséquences de leurs choix qu’on s’efforçait aujourd’hui d’extirper de la Terre.

Voilà à quoi avaient mené les rêves des Européens : à un monde profondément blessé, à peine convalescent, avec un millier d’années de soins attentifs en perspective et tant de choses définitivement perdues que seules les holobandes de l’Observatoire du temps permettraient de retrouver. Alors, s’il est en mon pouvoir d’abolir leurs rêves, de remettre l’avenir entre les mains d’un autre peuple, qui peut soutenir que c’est mal ? Comment pourrait-ce être pire ? Christophe Colomb – Cristóbal Colon, comme l’appelaient les Espagnols, Cristoforo Colombo, comme on l’avait baptisé à Gênes – ne découvrirait jamais l’Amérique si elle pouvait l’en empêcher. La prière des villageois d’Ankuash serait exaucée.

Et en répondant à leur prière elle étancherait sa propre soif. Elle ne comblerait jamais la morne nostalgie des esclaves de tous les temps ; elle n’effacerait pas la tristesse du visage de son arrière-grand-mère Diko ni de son petit garçon autrefois si joyeux, Acho ; elle ne rendrait pas la propriété de leur vie ni de leur corps aux esclaves. Mais il y avait un geste qu’elle pouvait accomplir et, par ce geste, elle se soulagerait du fardeau toujours plus pesant qu’elle portait depuis des années. Elle saurait avoir fait tout ce qui était possible pour guérir le passé.

Le lendemain matin, Tagiri et Hassan rapportèrent officiellement ce qui s’était produit et, pendant des semaines, les plus hautes autorités de l’Observatoire ainsi que d’autres, extérieures, vinrent visionner l’holobande et discuter avec eux du sens à en tirer. Elles écoutèrent les deux Observateurs, leurs questions et leurs plans, et finirent par donner leur accord à un nouveau projet destiné à étudier les ramifications du rêve de Putukam. On le baptisa « projet Colomb », autant parce qu’il paraissait aussi insensé que l’invraisemblable voyage dans lequel s’était lancé le Génois en 1492 que parce qu’il risquait d’aboutir à l’anéantissement de cette même grande entreprise.