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Sans abandonner le programme sur l’esclavage, naturellement, Tagiri, secondée par Hassan, lança le nouveau projet avec une équipe d’assistants très différente. Hassan prit la tête du groupe qui étudiait l’histoire pour voir si faire obstacle à Christophe Colomb aurait l’effet voulu et découvrir si un autre changement ne serait pas plus souhaitable ou plus facilement réalisable. Tagiri partagea son emploi du temps entre ses recherches sur l’esclavage et la coordination des travaux d’une dizaine de physiciens et d’ingénieurs, lesquels s’efforçaient de déterminer la nature exacte du phénomène de reflux temporel et comment modifier les machines afin d’en amplifier suffisamment l’effet pour permettre une altération du passé.

Dès le début de leur collaboration, Tagiri et Hassan se marièrent et donnèrent le jour à une fille et un fils, qu’ils nommèrent respectivement Diko et Acho. Les deux enfants grandirent en force et en sagesse, baignant dès la naissance dans l’amour de leurs parents et dans le projet Colomb. Acho devint pilote et se mit à survoler la Terre, vif et libre comme un oiseau. Diko, elle, ne s’éloigna pas tant du berceau ; elle étudia les langues, les instruments et les histoires qui faisaient partie du métier de ses parents, et passa ses journées auprès d’eux. Tagiri regardait son mari, ses enfants, et se prenait souvent à songer : Et si un étranger venu du bout du monde surgissait pour me voler mon fils, en faisait un esclave et que je ne doive plus jamais le revoir ? Si une armée d’envahisseurs arrivait d’un pays inconnu pour assassiner mon mari et violer ma fille ? Et si, ailleurs, des gens heureux étaient témoins de notre détresse mais ne levaient pas le petit doigt pour nous aider, de peur de mettre leur bonheur en danger ? Que penserais-je d’eux ? Quel genre d’hommes et de femmes seraient-ce là ?

Ambition

Diko avait parfois l’impression d’avoir grandi auprès de Christophe Colomb, que c’était son oncle, son grand-père, son grand frère. Il était toujours présent dans les travaux de sa mère et les scènes de son existence se jouaient et se rejouaient éternellement à l’arrière-plan de sa vie.

Un de ses premiers souvenirs, c’était celui où Colomb donnait l’ordre à ses hommes de capturer des Indiens pour les ramener en Espagne comme esclaves. Diko était trop petite pour avoir saisi l’importance du tableau. Elle savait néanmoins que les gens qui s’agitaient dans l’holovue n’étaient pas réels, si bien que, lorsque sa mère avait grondé, prise d’une colère noire et mordante, « Je ne te laisserai pas faire ! », Diko s’était crue la cible de ses paroles et avait fondu en larmes.

« Non, non, avait dit maman en la berçant dans ses bras, ce n’est pas à toi que je parlais ; c’était au monsieur de l’holovue.

— Mais il ne peut pas t’entendre, avait protesté Diko.

— Un jour, il m’entendra.

— Papa dit qu’il est mort il y a cent ans.

— Plus que ça, ma Diko.

— Pourquoi tu es en colère contre lui ? Il est méchant ?

— Il vivait à une époque méchante, avait répondu maman. C’était un grand monsieur à une méchante époque. »

Les subtilités morales de cette déclaration échappèrent à Diko. La seule leçon qu’elle retint de l’incident, ce fut que les gens de l’holovue étaient bien réels et que l’homme diversement nommé Cristoforo Colombo, Cristóbal Colon et Christophe Colomb était très, très important pour maman.

Et il prit de l’importance pour Diko également. Il était toujours présent à l’arrière-plan de ses pensées ; elle le vit jouer quand il était enfant, argumenter interminablement avec des prêtres en Espagne, s’agenouiller devant le roi d’Aragon et la reine de Castille, s’efforcer sans résultat de communiquer avec des Indiens en latin, en génois, en espagnol et en portugais, rendre visite à son fils dans un monastère de La Râbida.

À cinq ans, Diko demanda à sa mère : « Pourquoi est-ce que son fils ne vit pas avec lui ?

— Avec qui ?

— Cristoforo. Pourquoi est-ce que son petit garçon habite au monastère ?

— Parce que Colombo n’a pas d’épouse.

— Je sais, fit Diko. Elle est morte.

— Alors, pendant qu’il fait des pieds et des mains pour faire subventionner son voyage par le roi et la reine, il faut bien que son fils reste quelque part en sûreté, là où il peut s’instruire.

— Mais Cristoforo a une autre femme, remarqua Diko.

— Ce n’est pas une épouse.

— Pourtant ils dorment ensemble.

— Dis donc, à quoi as-tu joué ? demanda maman. Tu as regardé l’holovue pendant que je n’étais pas là ?

— Tu es toujours là, maman, répliqua Diko.

— Ce n’est pas une réponse, jeune sournoise. Qu’as-tu regardé ?

— Cristoforo a eu un autre petit garçon avec sa nouvelle femme, fit Diko. Et, lui, il n’ira jamais au monastère.

— C’est parce que Colombo n’a pas épousé la maman du nouveau bébé.

— Et pourquoi ils ne sont pas mariés ?

— Diko, tu as cinq ans et j’ai du travail par-dessus la tête. Est-il vraiment urgent que je t’explique tout ça dès maintenant ? »

Diko savait ce que cela signifiait : elle devrait se renseigner auprès de son père. Ce n’était pas grave : papa n’était pas à la maison aussi souvent que maman, mais il répondait alors à toutes ses questions sans lui dire d’attendre d’être plus grande.

Plus tard dans l’après-midi, Diko, assise sur un tabouret, aidait sa mère à écraser des haricots mous pour la purée épicée qui constituerait leur dîner. Tandis qu’elle touillait le mélange de toutes ses forces mais le plus proprement possible, une nouvelle question lui vint à l’esprit. « Si tu mourais, maman, est-ce que papa m’enverrait dans un monastère ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Je ne vais pas mourir, du moins pas avant que tu ne sois déjà vieille.

— Mais si ça arrivait ?

— Nous ne sommes pas chrétiens et nous ne vivons pas au quinzième siècle. Aujourd’hui, on n’envoie plus les enfants faire leurs études au monastère.

— Il devait se sentir bien seul, fit Diko.

— Qui ça ?

— Le petit garçon de Cristoforo, au monastère.

— Sûrement.

— Et Cristoforo ? demanda Diko. Il se sentait seul sans son fils, lui aussi ?

— Sans doute. Il y a des gens qui se sentent perdus sans leurs enfants ; même quand ils sont très entourés, leurs petits leur manquent. Et même quand leurs enfants deviennent des grandes personnes, les petits qu’ils ne reverront plus jamais leur manquent. »

À ces mots, Diko eut un sourire radieux. « Je te manque quand j’avais deux ans ?

— Oui.

— J’étais mignonne ?

— Insupportable plutôt, pour ne rien te cacher. Toujours à t’agiter, jamais tranquille ; tu étais une enfant impossible. Ton père et moi n’avions pas une minute à nous parce qu’il fallait te surveiller constamment.

— Et ce n’était pas mignon, ça ? » Diko était un peu déçue.

« Nous t’avons gardée, non ? C’est que tu devais être un petit peu mignonne, donc. Cesse de projeter de la purée partout, sinon il va falloir lécher les murs pour dîner.

— Papa, il fait mieux la purée de haricots que toi, affirma Diko.

— Trop aimable.

— Mais quand tu travailles, tu es le patron de papa. »

Maman soupira.

« Ton père et moi travaillons ensemble.