— Tout le monde dit que tu es à la tête du projet.
— Oui, c’est exact.
— Mais si tu es à la tête, où est papa ? Au coude ?
— Papa en est les mains, les pieds, les yeux et le cœur. » Diko se mit à pouffer de rire. « Tu es sûre que ce n’est pas le ventre ?
— J’aime bien la petite brioche de ton père.
— Enfin, heureusement que papa n’est pas derrière le projet !
— Ça suffit, Diko. Un peu de respect, s’il te plaît. Tu n’es plus assez petite pour que je trouve ce genre de réflexion mignonne.
— C’est quoi, alors ?
— C’est vilain.
— Eh ben, je serai toujours vilaine, voilà ! fit Diko d’un ton de défi.
— Je n’en doute pas.
— Et j’empêcherai Cristoforo de faire du mal. »
Sa mère lui jeta un coup d’œil bizarre. « Ça, c’est mon travail, du moins si c’est réalisable.
— Tu seras trop vieille. Je grandirai et je le ferai à ta place. »
Tagiri ne discuta pas.
À dix ans, Diko passait tous ses après-midi au labo et apprenait à se servir du vieux chronoscope. Techniquement, elle n’avait pas à y toucher, mais comme tout le centre d’Ileret se consacrait au projet de sa mère, c’était la façon dont maman interprétait les règlements qui faisait loi ; en conséquence, chacun suivait rigoureusement les procédures scientifiques, mais les limites entre le travail et la vie privée étaient un peu floues. Souvent, les enfants et d’autres membres de la famille des Observateurs traînaient dans le centre et, tant qu’ils ne dérangeaient pas, nul ne s’en souciait. Par ailleurs, plus personne n’utilisait les Tempovue, désormais surannés, sauf pour passer d’anciens enregistrements, si bien que Diko ne gênait le travail d’aucun chercheur ; et puis chacun connaissait la minutie de Diko. Résultat : personne ne trouvait à redire à ce qu’une enfant qui ne faisait pas partie du personnel et allait encore à l’école furète dans le passé sans surveillance.
Au début, son père avait bridé le chronoscope pour qu’il ne repasse que des scènes d’archives ; mais Diko ne tarda pas à s’impatienter du point de vue réduit que lui proposait l’appareil : elle avait toujours envie de voir les scènes sous d’autres angles.
Juste avant son douzième anniversaire, elle réussit à contourner la barrière hâtivement mise en place par son père pour lui interdire le plein accès au passé. Elle s’y prit sans guère de précaution et son père dut être averti par son ordinateur, car il arriva dans l’heure qui suivit.
« Ainsi, tu veux aller voir dans le passé, dit-il.
— Je n’aime pas les enregistrements faits par d’autres, répondit-elle. Ils ne s’intéressent jamais à ce qui m’intéresse moi.
— Ecoute-moi : la question que je me pose en ce moment, c’est de savoir s’il faut t’interdire le passé définitivement ou te donner la liberté que tu désires. »
Diko se sentit soudain mal. « Ne me l’interdis pas, fit-elle. Je me contenterai des vieux enregistrements, mais ne m’oblige pas à m’en aller.
— Je sais que les gens que tu vois sont tous morts, reprit papa. Mais ce n’est pas pour ça que tu as le droit de les espionner par pure curiosité.
— Ce n’est pas ce qu’on fait, à l’Observatoire ?
— Non. Curiosité, d’accord, mais curiosité personnelle, non. Nous sommes des scientifiques.
— Moi aussi j’en serai une.
— Nous observons la vie des gens pour comprendre les raisons de leurs actes.
— Moi aussi, répéta Diko.
— Tu assisteras à des spectacles effrayants, insista papa. Tu verras des scènes laides, ou très intimes, ou dérangeantes.
— J’en ai déjà vu.
— C’est bien ce que je veux dire : si, à tes yeux, ce qu’on t’a laissé voir était laid, intime ou dérangeant, comment réagiras-tu devant des vues qui, pour le coup, seront vraiment laides, intimes et dérangeantes ?
— Laides, Intimes et Dérangeantes. On dirait le nom d’un cabinet d’avocats, fit Diko.
— Si tu veux les privilèges d’une scientifique, tu dois te conduire en scientifique.
— À savoir ?
— Je veux un rapport quotidien sur les sites et les époques que tu auras observés, et un rapport hebdomadaire sur ce que tu auras étudié et appris. Tu devras tenir un journal de bord, comme tout un chacun ici. Et si tu vois quelque chose qui t’inquiète, parles-en à ta mère ou à moi. »
Diko eut un sourire rayonnant. « Pigé. Laides et Intimes, je me débrouille, mais Dérangeantes, j’en discute avec les anciens.
— Tu es la lumière de ma vie, dit papa. Mais je crois que je ne t’ai pas assez crié dessus quand tu étais encore suffisamment jeune pour que ça te fasse de l’effet.
— Je te pondrai tous les rapports que tu demandes. Et toi, tu dois me promettre de les lire.
— Selon les mêmes critères exactement que ceux des autres. Alors, tu as intérêt à ne pas me refiler de camelote. »
Diko se mit à explorer, à rédiger ses rapports et, de plus en plus, à se régaler d’avance des entrevues avec son père consacrées à son travail. Peu à peu seulement, elle se rendit compte de ce que ses premiers rapports avaient de puéril et d’élémentaire : elle ne faisait qu’effleurer la surface de problèmes résolus depuis longtemps par des Observateurs adultes ; et elle s’étonna que papa ne lui ait jamais fait sentir qu’elle n’était pas à la pointe de la science. Au contraire, il l’écouta toujours avec respect et, au bout de quelques années à peine, les travaux de Diko eurent de la valeur.
Ce fut le vieux Cristoforo Colombo, curieusement, qui lui fit quitter le Tempovue et s’atteler au ChronoRéel, beaucoup plus sensible. Elle ne l’avait jamais oublié, parce que papa et maman eux non plus ne l’avaient pas oublié, mais ses premières explorations avec le chronoscope ne portaient jamais sur lui. Quel intérêt ? Elle avait été témoin de pratiquement tous les instants de la vie de Colombo grâce aux vieux enregistrements que ses parents étudiaient presque constamment. Ce qui la ramena sur les traces de Colombo fut la question qui constituait l’axe directeur de ses recherches : Quand les grandes figures de l’histoire prennent-elles les décisions qui les placent sur la voie de la grandeur ? Elle avait éliminé de son étude tous ceux qui étaient arrivés à la célébrité par hasard ; c’étaient ceux qui luttaient contre de formidables obstacles sans jamais renoncer qui l’intriguaient. Certains étaient des monstres, d’autres avaient le cœur plein de noblesse ; certains étaient des opportunistes qui ne servaient qu’eux-mêmes et d’autres des altruistes ; certaines réalisations s’écroulaient à peine achevées, d’autres changeaient le monde de telle façon qu’on en sentait les répercussions jusque dans le présent. Mais, pour Diko, tout cela n’avait guère d’importance. Elle guettait l’instant de la décision, et, après avoir rédigé des rapports sur plusieurs dizaines de grands personnages, elle se rendit compte que, durant tout le temps où elle avait observé Cristoforo, elle ne l’avait jamais étudié de façon proprement linéaire dans le but de comprendre ce qui avait poussé ce fils d’un ambitieux tisserand génois à prendre la mer et à mettre au rebut les vieilles cartes du monde.
Cristoforo entrait dans la catégorie des grands hommes, c’était évident, quelle que soit l’opinion de papa et maman sur son action. Alors… quand avait-il pris sa décision ? Quand avait-il posé le pied sur la voie qui devait faire de lui une des figures les plus illustres de l’Histoire ?
Elle pensa trouver la réponse en 1459, durant la période où la rivalité entre les deux grandes maisons de Gênes, les Fieschi et les Adorno, atteignait son paroxysme. Il y avait cette année-là un homme du nom de Domenico Colombo, tisserand de son état, partisan des Fieschi, ancien gardien de la porte d’Olivella et père d’un petit garçon roux qui portait en germe le pouvoir de changer le monde.