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Cristoforo avait huit ans la dernière fois que Pietro Fregoso se rendit chez son père. Il connaissait son nom mais il savait aussi que, dans la maison de Domenico Colombo, on lui donnait toujours le titre dont le parti des Adorno l’avait dépouillé : doge. Pietro Fregoso avait décidé de tout mettre en œuvre pour reprendre le pouvoir et, comme le père de Cristoforo était un des plus ardents défenseurs du parti fieschi, rien d’étonnant à ce qu’il eût choisi d’honorer son logis en y tenant une réunion secrète.

Pietro arriva le matin, accompagné d’une poignée d’hommes seulement – il était obligé de se déplacer avec un équipage discret en ville, sans quoi les Adorno flaireraient le complot. Cristoforo vit son père s’agenouiller pour baiser la bague de l’homme. Maman, dans l’encadrement de la porte qui séparait l’atelier de tissage de la boutique, marmonna quelques mots où il était question du pape. Pourtant, Pietro était le doge de Gênes, ou plutôt l’ancien doge ; personne ne lui donnait le titre de pape.

« Que dis-tu, maman ?

— Rien, répondit-elle. Viens par ici. »

Et elle entraîna Cristoforo dans l’atelier où les métiers des ouvriers branlaient et cognaient, tandis que les apprentis transportaient de-ci de-là des écheveaux de fil ou se glissaient sous les appareils pour plier les bandes de tissu. D’une façon vague, le petit garçon savait que son père comptait un jour le voir entrer en apprentissage auprès d’un autre membre de la guilde des tisserands. Cela ne l’attirait guère. La vie d’apprenti n’était que corvées et besognes sans intérêt, et les taquineries des ouvriers tournaient vite à la persécution lorsque ses parents n’étaient pas là. Dans un autre atelier, il savait qu’il n’aurait pas le statut privilégié dont il jouissait ici, où son père était maître.

Maman oublia bientôt Cristoforo et il put revenir discrètement auprès de la porte afin d’observer ce qui se passait dans la boutique ; on avait enlevé les coupes de draps de la table-présentoir et posé verticalement les énormes rouleaux de fil en guise de sièges. De nouveaux visiteurs étaient arrivés entre-temps. Ç’allait être plus qu’une réunion ; Cristoforo comprit que Pietro Fregoso tenait un conseil de guerre, et chez papa !

Ce furent d’abord les personnages importants qu’il observa. Ils portaient les tenues les plus éblouissantes, les plus extravagantes qu’il eût jamais vues. Aucun des clients de papa n’entrait dans la boutique ainsi vêtu, mais certains de ces habits avaient été fabriqués dans son drap le plus fin. Cristoforo reconnut le somptueux brocart d’un gentilhomme : il était sorti il y avait à peine un mois du métier de Carlo, le meilleur ouvrier de l’atelier, et c’était Tito, toujours en livrée verte, qui l’avait acheté. Et Cristoforo comprit à cet instant seulement que, quand Tito venait faire des achats, ce n’était pas pour lui-même mais pour son maître. Tito n’était donc pas un client : il faisait simplement ce qu’on lui disait de faire. Et pourtant papa le traitait en ami alors que ce n’était qu’un serviteur.

Cette révélation amena le petit garçon à réfléchir à la façon dont papa s’adressait à ses amis : en plaisantant et en échangeant des anecdotes autour d’un verre de vin, avec une affection sans contrainte. Papa et ses amis parlaient d’égal à égal.

Il disait aussi toujours que son meilleur ami était le doge – Pietro Fregoso. Mais aujourd’hui Cristoforo voyait bien que c’était faux, car papa ne plaisantait pas, ne manifestait aucun naturel dans ses manières, ne racontait pas d’histoires, et le vin qu’il versait était pour les gentilshommes attablés, pas pour lui-même. Il errait d’un air gêné sur le pourtour de la salle, à l’affût du verre vide et se précipitant aussitôt pour le remplir. Et Pietro laissait papa à l’écart des regards qu’il adressait aux hommes installés autour de la table. Non, Pietro n’était pas l’ami de papa ; selon toute apparence, papa était son serviteur.

Cristoforo se sentait un peu retourné car il savait que son père tirait grande fierté de son amitié avec Pietro. Il observait les hommes assemblés, remarquait les gestes gracieux des invités fortunés, écoutait l’élégance de leur langage. Certains des mots qu’ils employaient, il ne les comprenait même pas, et pourtant il savait qu’ils parlaient génois, pas latin ni grec. Papa n’a rien à dire à ces gens, naturellement, songeait Cristoforo : ils n’utilisent pas la même langue que lui. C’étaient des étrangers, tout autant que ceux qu’il avait vus un jour sur les quais, les hommes venus de Provence.

Comment ces gentilshommes ont-ils appris à parler ainsi ? se demanda Cristoforo. Où leur a-t-on enseigné à prononcer des mots qu’on n’emploie jamais chez moi ni dans la rue ? Comment ces mots peuvent-ils appartenir au vocabulaire de Gênes alors que pas un Génois du commun ne les connaît ? Y a-t-il plusieurs villes en une seule ? Ces hommes ne sont-ils pas du parti fieschi comme papa ? Les gros bras des Adorno qui renversaient les carrioles fieschi sur le marché parlaient une langue plus proche de celle de papa que ces gentilshommes soi-disant du même parti que lui !

Il y a plus de différence entre des gentilshommes et des marchands comme papa qu’entre Adorno et Fieschi. Pourtant les Fieschi et les Adorno en viennent souvent aux mains et on parle même d’assassinats. Pourquoi n’y a-t-il pas de disputes entre marchands et gentilshommes ?

Une seule fois, Pietro Fregoso inclut papa dans la conversation. « Attendre notre heure, attendre notre heure ! Cela m’échauffe la bile ! disait-il. Regardez notre Domenico, ici présent. » Du geste, il désigna le père de Cristoforo, qui s’avança tel un tavernier qu’un client vient d’appeler. « Il y a sept ans, il était gardien de la porte d’Olivella. Aujourd’hui, sa maison fait à peine la moitié de celle qu’il occupait alors et il n’emploie plus que trois ouvriers contre six autrefois. Pourquoi ? Parce que le prétendu doge dirige tous les bons marchés vers les tisserands adornos. Parce que je ne suis plus au pouvoir et que je ne puis plus protéger mes amis !

— Le patronage dont bénéficient les Adorno n’est pas seul en cause, monseigneur, remarqua un des gentilshommes. C’est la cité tout entière qui s’est appauvrie, entre les Turcs à Constantinople, les musulmans qui nous harcèlent à Chios et les pirates catalans qui n’hésitent pas à lancer leurs attaques sur nos propres quais et à piller les maisons du front de mer.

— C’est précisément ce que je voulais dire ! s’exclama le doge. Ce pantin a été porté au pouvoir par des étrangers – que leur importent les souffrances de Gênes ? Il est temps de restaurer une vraie souveraineté génoise, et je ne veux entendre nulle contradiction. »

Un des gentilshommes prit la parole dans le silence qui suivit. « Nous ne sommes pas prêts. Nous paierions d’un sang précieux une confrontation précipitée. »

Pietro Fregoso le foudroya du regard.

« Ah ! Je ne veux entendre nulle contradiction, dis-je, et vous vous empressez de me contredire ? Dans quel camp êtes-vous, Portobello ?

— Dans le vôtre jusqu’à la mort, monseigneur, répondit l’autre. Mais vous n’avez jamais été homme à punir quelqu’un pour vous avoir exposé ce qu’il regardait comme la vérité.

— Et je ne vous punirai donc pas. Du moment que je puis compter sur votre présence à mes côtés. »

Portobello se dressa. « Devant vous, monseigneur, ou derrière, partout où je dois me tenir pour vous défendre lorsque le danger menacera. »

À ces paroles, le père de Cristoforo s’avança de son propre chef. « Moi aussi, je me tiendrai à vos côtés, monseigneur ! s’exclama-t-il. Celui qui voudra porter la main sur vous devra d’abord passer sur le corps de Domenico Colombo ! »