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Le tumulte de la bataille fut aussi audible chez les Colombo que si elle se déroulait chez les voisins, ce qui était presque le cas : ils habitaient à une centaine de mètres à peine de la porte de Sant’Andrea. Ils entendirent les cris des hommes, puis la voix de Pietro qui criait : « Fieschi ! À moi, les Fieschi ! »

Aussitôt, papa s’empara de son bâton épais rangé près de la cheminée puis se précipita dans la rue. Maman arriva trop tard à l’avant de la maison pour l’arrêter ; hurlant, pleurant, elle rassembla les enfants et les apprentis dans une pièce du fond tandis que les ouvriers montaient la garde à la porte. Dans la pénombre qui allait grandissant, ils écoutèrent les chocs des armes et les jurons des hommes, et soudain Pietro se mit à crier. Il n’était pas mort et, dans sa souffrance, il appelait à l’aide à tue-tête dans la nuit.

« Le crétin ! murmura maman. S’il continue à beugler comme ça, les Adorno vont comprendre qu’ils ne l’ont pas tué et revenir l’achever !

— Est-ce qu’ils vont tuer papa ? » demanda Cristoforo.

Les petits se mirent à pleurer.

« Non », répondit maman, mais Cristoforo se rendit bien compte qu’elle n’en était pas convaincue.

Peut-être perçut-elle son scepticisme, car elle ajouta : « Tous des crétins ! Tous les hommes sont fous ! Se battre pour savoir qui va gouverner Gênes ! Quelle importance ? Le Turc est à Constantinople ! Le Saint-Sépulcre de Jérusalem est aux mains des païens ! On ne prononce plus le nom du Christ en Egypte, et ces gamins se chipouillent pour savoir qui va s’asseoir sur un joli fauteuil et se faire appeler doge de Gênes ! Qu’est-ce que l’honneur de Pietro Fregoso à côté de celui de Jésus-Christ ? Qu’est-ce que détenir le palais du doge lorsque la terre où la Vierge bienheureuse se promenait en son jardin quand l’ange l’a visitée, lorsque cette terre est soumise aux chiens circoncis. S’ils ont des envies de massacre, qu’ils aillent libérer Jérusalem ! Qu’ils aillent libérer Constantinople ! Qu’ils fassent couler le sang pour racheter l’honneur du Fils de Dieu !

— C’est pour ça que je me battrai, moi, dit Cristoforo.

— N’y va pas ! s’écria une de ses sœurs. Tu vas te faire tuer !

— Je les tuerai d’abord !

— Tu es tout petit. Cristoforo, dit sa sœur.

— Mais je ne serai pas toujours petit.

— Tais-toi, intervint maman. Tu dis des bêtises ; le fils d’un tisserand ne part pas en croisade.

— Et pourquoi pas ? rétorqua Cristoforo. Pourquoi le Christ refuserait-il mon épée ?

— Quelle épée ? demanda maman d’un ton méprisant.

— Un jour, j’en aurai une. Je serai un gentilhomme !

— Et comment ? Tu n’as pas d’or !

— J’en trouverai !

— À Gênes ? Comme tisserand ? Toute ta vie tu resteras le fils de Domenico Colombo. Personne ne te donnera d’or et personne ne t’appellera gentilhomme. Et maintenant tais-toi ou je te pince le bras. »

C’était là une menace redoutable et les enfants ne manquaient pas d’obéir lorsque maman la proférait.

Quelques heures plus tard, papa rentrait. Les ouvriers qui l’entendirent frapper faillirent ne pas lui laisser franchir la porte ; il fallut qu’il leur crie d’une voix déchirante « Mon seigneur est mort ! Laissez-moi entrer ! » pour qu’ils débarrent l’huis.

Les enfants se précipitèrent sur les talons de leur mère dans la boutique à l’instant où il faisait son apparition, la démarche titubante. Il était couvert de sang ; maman commença par hurler, puis le serra dans ses bras, et enfin le palpa à la recherche de blessures.

« Ce n’est pas mon sang, dit-il d’un ton à fendre l’âme. C’est celui de mon doge ! Pietro Fregoso est mort ! Ces lâches l’ont attaqué, l’ont tiré de sa selle et l’ont frappé à coups de masse d’armes !

— Et pourquoi as-tu son sang sur toi, Nico ?

— Je l’ai porté jusqu’au seuil du palais du doge. Je l’ai amené à sa place légitime !

— Mais pourquoi faire ça, fou que tu es ?

— Parce qu’il me l’a demandé ! Il était tout ensanglanté, il appelait à l’aide, alors je me suis approché et j’ai dit : "Laissez-moi vous porter chez vos médecins, dans votre maison, laissez-moi chercher les responsables et les tuer en votre nom !" Et il m’a répondu : "Domenico, amène-moi au palais ! C’est là que le doge doit mourir – au palais, comme mon père !" Alors je l’y ai porté, dans mes propres bras, et je me fichais pas mal que les Adorno nous voient ! Je l’ai porté et il était dans mes bras quand il est mort ! J’étais son ami sincère !

— S’ils t’ont vu avec lui, ils vont venir te tuer !

— Et alors ? répondit papa. Le doge est mort !

— Pour moi, c’est important, répliqua maman. Enlève-moi ces vêtements. » Elle se tourna vers les ouvriers et leur donna ses ordres. « Toi, emmène les enfants à l’arrière de la maison ; toi, dis aux apprentis de tirer de l’eau et qu’ils la fassent chauffer pour un bain ; toi, quand je lui aurai ôté ces habits, brûle-les. »

Tous les enfants obéirent à l’ouvrier et se sauvèrent au fond du logis, sauf Cristoforo. Il regarda sa mère dévêtir son père tout en le couvrant de baisers et de malédictions. Même après qu’elle l’eut mené dans la cour prendre son bain, même lorsque la puanteur du tissu imprégné de sang en train de brûler envahit la maison, Cristoforo resta dans la boutique, en faction devant la porte.

C’est du moins ce qu’affirmaient les anciens rapports sur cette nuit-là : Colomb montait la garde pour assurer la sécurité de sa famille. Mais, Diko le savait, ce n’était pas tout ce que Cristoforo avait à l’esprit. Non : il était en train de prendre sa décision ; il établissait les conditions de sa gloire future. Il serait gentilhomme ; les rois et les reines le traiteraient avec respect ; il aurait de l’or ; il conquerrait des royaumes au nom du Christ.

Il devait déjà se douter que, pour cela, il lui faudrait quitter Gênes. Comme sa mère l’avait dit, tant qu’il vivrait dans la cité, il resterait le fils de Domenico le tisserand. À compter du lendemain matin, il orienta son existence vers la réalisation de son but. Il se mit à étudier – les langues, l’histoire – avec une telle opiniâtreté que les moines qui l’instruisaient s’en firent l’observation. « Il a compris l’essence même des études », disaient-ils, mais Diko savait qu’il n’apprenait pas pour le plaisir d’apprendre : il devait connaître les langues étrangères pour voyager au loin, l’histoire pour ne rien ignorer du monde lorsqu’il s’y aventurerait.

Et il lui fallait connaître l’art de la navigation. Chaque fois qu’il en avait la possibilité, Cristoforo descendait sur les quais pour y écouter les marins, les interroger, s’imprégner du métier de matelot. Plus tard, il s’intéressa plus spécifiquement aux navigateurs, leur payant à boire lorsqu’il en avait les moyens, les harcelant simplement de questions dans le cas contraire. Finalement, son insistance lui valut de monter à bord d’un premier navire, puis d’un autre ; il ne refusait jamais l’occasion de naviguer et il exécutait toutes les tâches qu’on lui demandait, afin de savoir tout ce qu’un fils de tisserand pouvait espérer apprendre sur la vie en mer.