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Diko rédigea son rapport sur Cristoforo Colombo, sur l’instant où il avait pris sa décision. Comme toujours, son père en fit l’éloge et n’y trouva à redire que sur des points de détail. Mais elle savait à présent que ses compliments pouvaient dissimuler une critique de fond ; lorsqu’elle le somma de lui en faire part, il refusa. « Je te répète que ce rapport est bon, dit-il. Fiche-moi la paix.

— Il y a une erreur dedans, fit Diko, une erreur que tu ne veux pas me signaler.

— Il est bien écrit. Il n’y a pas d’erreur, sauf les quelques points que je t’ai mentionnés.

— Alors, c’est ma conclusion que tu n’approuves pas. Tu penses que ce n’est pas cet incident qui a poussé Cristoforo à chercher la grandeur, c’est ça ?

— Chercher la grandeur ? répéta papa. Si, je crois que c’est presque certainement le moment de sa vie où il a pris sa décision. »

Diko explosa. « Mais alors, qu’est-ce qui ne va pas ? cria-t-elle.

— Rien ! répondit-il sur le même ton.

— Je ne suis plus une enfant ! »

Il la dévisagea d’un air sidéré. « Ah bon ?

— Tu passes sur toutes mes fautes et j’en ai marre !

— D’accord : ton rapport est excellent et il témoigne de ton sens de l’observation ; Colomb a certainement pris sa décision, au moment que tu indiques et pour les raisons que tu exposes, de partir en quête d’or et d’honneur pour la plus grande gloire de Dieu. Tout cela est parfait. Mais absolument rien ne nous dit, dans tout ton rapport, pourquoi ni comment il comptait atteindre son but en faisant route à l’ouest sur l’Atlantique. »

Le choc fut aussi violent que la gifle qu’avait reçue Cristoforo et il fit lui aussi monter les larmes aux yeux de Diko, bien qu’il n’eût rien de physique.

« Je regrette, reprit papa. Tu disais que tu n’étais plus une enfant.

— C’est vrai, répondit-elle. Et tu te trompes.

— Ah ?

— Dans mon projet à moi, je cherche le moment où quelqu’un décide de viser la grandeur, et je l’ai bel et bien trouvé. C’est ton projet et celui de maman de déterminer quand Colomb a décidé de prendre par l’ouest, pas le mien. »

Papa la regarda, surpris. « Ma foi, c’est bien possible ; c’est un renseignement indispensable, en effet.

— Par conséquent, il n’y a rien à reprocher à mon rapport du point de vue de mon projet ; ce n’est pas ma faute s’il ne répond pas à la question qui vous tracasse dans le vôtre.

— Tu as raison.

— Je sais !

— Eh bien, je le sais aussi maintenant. Je retire ma critique : ton rapport est complet, il est acceptable et je l’accepte. Félicitations. »

Mais la jeune fille ne fit pas mine de sortir.

« Diko, je travaille.

— Je trouverai pour vous, dit-elle.

— Tu trouveras quoi ?

— Ce qui a poussé Colomb à faire route vers l’ouest.

— Termine d’abord ton projet, Diko, fit papa.

— Tu ne m’en crois pas capable, hein ?

— J’ai étudié tous les enregistrements de la vie de Colomb, ta mère aussi, ainsi que d’innombrables autres chercheurs. Tu crois pouvoir découvrir ce qu’aucun de nous n’a su trouver ?

— Oui.

— Eh bien, j’ai l’impression que nous venons d’isoler l’instant où tu as décidé de viser la grandeur. »

Et il lui sourit d’un petit sourire torve. Il la taquinait, sans doute ; elle s’en fichait. Il croyait peut-être plaisanter, mais elle donnerait corps à sa plaisanterie. Maman, lui et d’innombrables autres avaient étudié tous les enregistrements du vieux Tempovue sur la vie de Colomb ? Très bien, dans ce cas, Diko n’y jetterait même pas un coup d’œil ; elle irait observer son existence directement, et pas avec le Tempovue : avec le ChronoRéel II. Elle ne demanda aucune permission ni aucune aide. Elle accapara simplement la machine la nuit, lorsque personne ne s’en servait, et modifia ses horaires journaliers pour pouvoir profiter de l’appareil lorsqu’il était libre. Certains se demandèrent s’il était bien raisonnable de la laisser utiliser ces machines ultramodernes – après tout, elle n’était pas membre de l’Observatoire et sa formation, si formation elle avait, elle l’avait acquise sur le tas. Elle n’était que la fille d’un couple d’Observateurs et voilà qu’elle utilisait une machine à laquelle on n’accédait normalement qu’après des années d’études.

Cependant, à voir l’expression de Diko, son acharnement au travail et la rapidité avec laquelle elle apprit à se servir de la machine, les bougons perdirent bien vite toute envie de remettre en cause son droit d’accès ; certains reconnurent même qu’il s’agissait d’une attitude finalement très humaine : on faisait des études pour apprendre un métier différent de celui de ses parents, mais, si on suivait les traces familiales, on s’y mettait dès l’enfance. Diko était une Observatrice au même titre que n’importe qui, et une Observatrice douée, selon toute apparence. Et ceux qui avaient d’abord voulu contester sa présence, voire l’interdire, signalèrent au contraire à la direction qu’il y avait parmi eux une novice à tenir attentivement à l’œil. Une surveillance fut donc mise en place pour enregistrer les moindres faits et gestes de Diko, dont le dossier ne tarda pas à s’orner d’une étiquette argentée : ordre de laisser le sujet suivre les directions qu’il désire.

Kemal

La Santa Maria s’échoua sur un récif de la côte nord d’Haïti à cause, d’une part, de la témérité de Colomb qui tint à naviguer de nuit et, d’autre part, de l’inattention du pilote. Mais la Nina et la Pinta restèrent indemnes et rentrèrent en Europe pour annoncer l’existence d’immenses territoires à l’ouest, ce qui déclencha un déplacement massif de conquérants, d’explorateurs et d’immigrants qui devait se poursuivre pendant cinq siècles. Pour barrer la route à Colomb, il fallait empêcher le retour en Espagne de la Niña et de la Pinta.

Celui qui les saborda s’appelait Kemal Akyazi, et le chemin qui le mena jusqu’au projet de Tagiri pour modifier l’Histoire fut long et singulier.

Kemal Akyazi grandit à quelques kilomètres des ruines de Troie ; de sa maison au-dessus de Canakkale, il voyait les eaux des Dardanelles, le mince détroit qui relie la mer Noire à la mer Égée. Bien des guerres s’étaient déroulées de part et d’autre de ce chenal, dont l’une avait inspiré la grande épopée d’Homère, l’Iliade.

Le poids historique de cette région eut une étrange influence sur Kemal enfant ; il en apprit toutes les légendes, naturellement, mais en ayant toujours conscience qu’elles étaient grecques, que la côte où il vivait appartenait au monde grec égéen. Kemal était turc ; ses ancêtres ne s’étaient installés dans les Dardanelles qu’au quinzième siècle. Il percevait toute la grandeur de ces rivages mais il ne la ressentait pas comme sienne. En conséquence, le récit de l’Iliade ne touchait pas Kemal au cœur ; en revanche, il était sensible à l’histoire de Heinrich Schliemann, l’explorateur allemand qui, en un temps où l’existence de Troie était considérée comme une pure légende, un mythe, une fiction, avait eu la conviction non seulement que Troie était bien réelle mais qu’il saurait la trouver. Malgré les lazzis, il avait monté une expédition, localisé puis exhumé la ville. Les fables d’autrefois étaient exactes.

Adolescent, Kemal regardait comme la plus grande tragédie de sa vie le fait que l’Observatoire du temps se servait de machines pour fouiller les millénaires de l’histoire humaine. Il n’y aurait plus jamais de Schliemann, de ces hommes qui étudiaient, réfléchissaient, posaient des hypothèses jusqu’à ce qu’ils tombent sur un objet fabriqué, sur les ruines d’une cité disparue depuis des siècles, sur les vestiges d’une légende soudain devenue réalité. Du coup, Kemal n’eut jamais aucune envie de travailler à l’Observatoire, bien qu’on le lui eût proposé à son entrée à l’université : ce n’était pas l’Histoire mais l’exploration et la découverte qui l’intéressaient ; quelle gloire y avait-il à mettre au jour la vérité grâce à une machine ?