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Mais bien plus insupportable lui était l’absence de nouvelles de Las Palmas ; il y avait laissé des hommes avec instruction de l’avertir dès que Pinzón parviendrait au port avec la Pinta. Or rien ne venait ; les jours passaient, la stupidité des courtisans devenait de plus en plus insoutenable, et enfin Colomb refusa d’en souffrir davantage. Il fit ses adieux aux gentilshommes de Gomera, leur exprima sa reconnaissance et se mit en route pour Las Palmas, pour découvrir, à son arrivée le 23 août, que la Pinta était toujours absente.

Il envisagea aussitôt les pires éventualités : les saboteurs étaient si acharnés à ce que le voyage n’ait pas lieu qu’une mutinerie avait éclaté ; ou bien ils avaient réussi à persuader Pinzón de faire demi-tour et de mettre le cap sur l’Espagne ; à moins que le navire n’ait été entraîné par les courants de l’Atlantique et ne vogue, désemparé, vers quelque destination inconnue ; ou encore que des pirates ne s’en soient saisis – ou les Portugais, croyant que des Espagnols inconscients maraudaient sur leur zone réservée le long des côtes africaines ; ou enfin que Pinzón, qui s’imaginait visiblement plus apte à commander l’expédition que Colomb lui-même – alors qu’il n’aurait jamais été capable d’obtenir de subvention royale, n’ayant ni l’éducation, ni les manières, ni la patience nécessaires –, à moins que Pinzón donc n’ait eu l’idée ridicule de partir en avance pour débarquer aux Indes avant Colomb.

Tout était envisageable et d’une minute à l’autre chaque possibilité s’imposait tour à tour à Colomb. Cette nuit-là, il s’isola et s’agenouilla : ce n’était pas la première fois, mais jamais il ne s’était adressé au Tout-Puissant animé d’une telle colère. « J’ai fait tout ce que vous m’avez ordonné, dit-il. J’ai rudoyé les uns, supplié les autres, mais jamais vous ne m’avez donné le moindre encouragement, même aux heures les plus sombres. Pourtant, ma foi n’a jamais vacillé et j’ai enfin réuni l’expédition exactement selon les termes exigés. Nous nous sommes mis en route ; tout était prêt, la saison parfaite ; l’équipage est expérimenté, même si les hommes se croient meilleurs marins que leur commandant. Ce que j’aurais voulu, après tout ce que j’ai souffert jusqu’à maintenant, c’est que quelque chose avance sans obstacle, rien de plus ! »

Était-il trop hardi de parler ainsi au Seigneur ? Probablement. Mais, par le passé, Colomb s’était déjà montré impudent avec de puissants personnages, et les mots débordaient facilement de son cœur pour couler sur sa langue. Dieu pouvait bien le foudroyer s’il voulait : Colomb s’était placé entre ses mains depuis bien des années et il était las.

« Était-ce trop pour vous, mon gracieux Seigneur ? Étiez-vous obligé de me retirer mon troisième bateau ? Mon meilleur marin ? Étiez-vous même obligé de me priver de la bonté de dame Béatrice ? À l’évidence, je n’ai pas votre faveur, ô Seigneur, et je vous prie donc instamment de trouver quelqu’un d’autre. Tuez-moi sur-le-champ si tel est votre désir ; cela ne peut être pire que de me tuer à petit feu, comme telle paraît être votre volonté actuellement. Je vais vous dire ce que nous allons faire : je vais rester à votre service encore un jour ; envoyez-moi la Pinta ou montrez-moi ce que vous attendez de moi, mais je jure par votre nom le plus saint et le plus terrible que je ne m’engagerai pas dans un tel voyage avec moins de trois bateaux bien armés et leurs équipages au complet. Je suis devenu vieux à votre service et, demain soir, je compte démissionner et vivre de la pension que vous jugerez bon de me fournir. » Il se signa. « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, amen. »

Après cette prière des plus grossières et des plus blasphématoires, Colomb fut incapable de trouver le sommeil ; il finit par bondir de son lit, aussi furieux qu’auparavant, et s’agenouilla de nouveau.

« Néanmoins, que votre volonté soit faite et non la mienne ! » dit-il rageusement. Sur quoi il se recoucha et s’endormit promptement.

Le lendemain matin, clopin-clopant, la Pinta se présenta au port. Colomb y vit la confirmation que Dieu s’intéressait encore au succès de son voyage. Très bien, pensa-t-il ; Vous ne m’avez pas foudroyé pour mon manque de respect, Seigneur, et Vous m’avez au contraire envoyé la Pinta ; à moi donc de vous prouver que je reste votre fidèle serviteur.

Ce qu’il fit en mettant la moitié de la population de Las Palmas, du moins l’aurait-on cru, en ébullition. Le port ne manquait pas de charpentiers, de calfats, de forgerons, de cordonniers ni de voiliers, et il semblait que tous fussent engagés pour travailler sur la Pinta. Pinzón excusa son retard avec insolence – le bateau avait dérivé pendant presque deux semaines avant qu’il ne parvienne, grâce à ses exceptionnels talents de marin, à guider la Pinta jusqu’au port promis. Colomb avait des doutes mais les garda pour lui ; quelle que fût la vérité, Pinzón était là, la Pinta aussi, et même Quintero, certes maussade, ne manquait pas à l’appel : Colomb n’en demandait pas davantage.

Et, profitant de ce qu’il avait l’attention des ouvriers de marine de Las Palmas, il convainquit, non sans rudesse, Juan Nifio, le propriétaire de la Niña, de changer ses voiles triangulaires contre le même gréement que les autres caravelles, afin que toutes captent les mêmes vents et, Dieu veuille, arrivent ensemble à la cour du grand khan de Chine.

Il ne fallut qu’une semaine pour mettre les trois navires en meilleur état qu’à leur départ de Palos et cette fois, aucune pièce vitale de l’équipement ne connut de défaillance malheureuse. S’il y avait eu des saboteurs auparavant, la résolution manifeste de Colomb et de Pinzón de se mettre en route à tout prix avait dû calmer leurs ardeurs – d’autant que, dorénavant, si l’expédition échouait, ils risquaient de se retrouver naufragés sur les îles Canaries, sans grand espoir de revoir Palos de sitôt.

Et Dieu mit tant de grâce à répondre à l’impudente prière de Colomb que, quand celui-ci entra au port de Gomera pour le dernier ravitaillement de ses vaisseaux, la bannière du gouverneur flottait au-dessus des remparts du château de San Sébastian.

Toute crainte que Béatrice de Bobadilla ne le tienne plus en haute estime s’évanouit aussitôt et, lorsqu’il fut annoncé, elle congédia sur-le-champ tous ses gentilshommes, ceux-là mêmes qui le traitaient de si haut la semaine précédente.