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Aussi, après avoir tâté de la physique pour un essai sans lendemain, il se destina à la météorologie. À l’âge de dix-huit ans, profondément absorbé dans l’étude du temps et des climats, il croisa de nouveau le chemin de l’Observatoire : les météorologues ne dépendaient plus désormais de mesures climatiques sur quelques malheureux siècles ni de preuves fossiles fragmentaires pour bâtir des modèles à long terme ; ils disposaient de comptes rendus précis sur les récurrences des tempêtes pour des périodes de plusieurs millions d’années. De fait, durant les premières années de l’Observatoire, la mise au point du chronoscope était si imprécise que les humains étaient invisibles, comme sur une photo avec une pose trop longue ; à cette époque, donc, l’Observatoire enregistrait l’histoire climatique du passé, les schémas d’érosion, les éruptions volcaniques, les périodes glaciaires et les modifications météorologiques.

Toutes ces données constituaient le socle sur lequel reposaient le contrôle et les prévisions météo modernes. Les spécialistes étaient désormais capables de repérer les systèmes en développement et, sans bouleverser l’ensemble, d’apporter de petits changements afin d’éviter que certaines régions ne reçoivent aucune pluie en période de sécheresse, ou aucun soleil en saison humide, lorsque les cultures poussaient. Ils avaient émoussé la faux implacable du climat et s’étaient fixé un nouveau but : opérer une modification plus profonde afin d’octroyer un régime régulier de pluies légères aux régions désertiques de la planète, pour y restaurer les prairies et les savanes dont elles étaient autrefois couvertes. Tel était le projet auquel Kemal voulait participer.

Pourtant, il n’arrivait pas à sortir de l’ombre de Troie, à effacer le souvenir de Schliemann. Alors qu’il étudiait les mutations climatiques sous-jacentes à l’apparition et à la disparition des périodes glaciaires, dans son esprit papillonnaient des images de civilisations perdues, de sites légendaires en attente d’un Schliemann pour les découvrir.

Son projet pour sa licence en météorologie était une sous-partie d’un programme de recherches qui visait à déterminer comment exploiter la mer Rouge pour créer un régime régulier de précipitations au Soudan et dans le centre de l’Arabie ; le but immédiat de Kemal consistait à étudier les différences entre les systèmes météorologiques de la dernière époque glaciaire, où la mer Rouge avait quasiment disparu, et ceux d’aujourd’hui, où elle était à son plus haut niveau. Il fit donc d’incessants allers et retours entre le présent et le passé grâce aux vieilles archives de l’Observatoire, qui lui permirent de rassembler des données sur les hauteurs atteintes par la mer et sur les précipitations en des points précis des régions qu’elle baignait. L’ancien ChronoRéel I était très imprécis, mais bien suffisant tout de même pour compter les pluies d’orage.

De temps en temps, Kemal suivait les fluctuations de la mer Rouge et observait le niveau moyen qui s’élevait peu à peu à mesure qu’approchait la fin de l’ère glaciaire. Il s’arrêtait toujours, naturellement, à la hausse subite qui marquait la jonction entre la mer Rouge et l’océan Indien ; à partir de là, les données lui étaient inutiles puisque le niveau de la petite mer était associé à celui du vaste océan.

Les mânes de Schliemann lui murmuraient alors : « Quelle crue ça dû être ! »

Quelle crue ! La baisse des températures avait emprisonné tant d’eau dans les glaciers et les banquises que le niveau des mers avait chuté dans le monde entier, au point de faire émerger des ponts de terre un peu partout ; dans le Pacifique Nord, celui de Bering avait permis aux ancêtres des Indiens de gagner à pied sec leur nouvelle patrie vierge de population humaine ; la Grande-Bretagne et les Flandres étaient rattachées l’une à l’autre ; le détroit des Dardanelles n’existait plus et la mer Noire était un lac salé ; le golfe Persique avait disparu, transformé en une vaste plaine traversée par l’Euphrate ; et le détroit de Bab el-Mandeb, à l’entrée de la mer Rouge, formait lui aussi un pont de terre.

Mais un pont de terre, c’est aussi un barrage. Comme le climat se réchauffait et que les glaciers relâchaient peu à peu l’eau qu’ils retenaient, les pluies se mirent à tomber en cataractes partout dans le monde, les cours d’eau grossirent et les mers s’enflèrent. Les grands fleuves d’Europe, majoritairement à sec au plus fort de la glaciation, roulaient des flots impétueux ; le Rhône, le Pô, la Struma, le Danube déversèrent tant d’eau dans la mer Méditerranée et la mer Noire que leur niveau montait presque à la même vitesse que celui de l’océan.

La mer Rouge, en revanche, n’était tributaire d’aucun grand fleuve. À l’échelle géologique, c’était une mer récente, formée par un effondrement tectonique entre la nouvelle plaque arabique et l’ancienne d’Afrique, ce qui signifiait qu’elle était bordée de crêtes surélevées ; de nombreux cours d’eau venaient s’épancher dans la mer Rouge, mais aucun n’était très important, comparé aux fleuves qui récupéraient l’eau d’immenses bassins versants et charriaient le produit de la fonte des glaciers nordiques. En conséquence, son niveau monta certes pendant cette période, mais tout en demeurant très loin sous celui de l’océan ; il réagissait davantage aux cycles météorologiques régionaux qu’au climat mondial. Et puis, un jour, l’océan Indien s’enfla tant que ses marées commencèrent à franchir le détroit de Bab el-Mandeb ; les eaux creusèrent de nouveaux chenaux dans les prairies ; sur une période de plusieurs années, les infiltrations s’intensifièrent, créant de grands lacs de marée sur la plaine de Hanish. Et un jour, il y avait quelque quatorze mille ans, le flux et le reflux ouvrirent un canal si profond qu’il ne s’assécha plus à marée basse ; les eaux y circulaient sans cesse, décavant le chenal de plus en plus, au point que les lacs de marée finirent par déborder. Poussée par tout le poids de l’océan Indien, l’eau se déversa dans le bassin de la mer Rouge en une gigantesque inondation qui amena en quelques heures le niveau de la mer intérieure à celui de l’océan.

Cet événement ne marque pas seulement le moment où les données sur le niveau de la mer deviennent inutiles pour mon étude, songea Kemal : il s’agit d’un cataclysme, d’une de ces rares occasions où un événement isolé modifie une vaste zone en une période de temps assez brève pour que les hommes le remarquent. Et, pour une fois, le cataclysme s’était produit à une époque où l’homme existait ; il était non seulement possible mais probable que quelqu’un en ait été témoin – voire que la monstrueuse crue ait fait de nombreuses victimes, car le sud du bassin était une région de savanes luxuriantes et de marais au moment de la percée de l’océan, et les humains de l’époque en avaient sûrement fait leur terrain de chasse et de récolte de graines, de fruits et de baies. Un groupe de chasseurs avait dû voir, du haut des monts Dahlak, les immenses murailles liquides qui remontaient la plaine en rugissant, se brisaient et se séparaient autour des pentes des Dahlak, transformés par le fait en îles.

Les chasseurs n’avaient pas dû douter que le flot avait anéanti leurs familles. Qu’avaient-ils pu en penser ? Assurément, qu’un dieu était fâché contre eux, qu’il avait détruit le monde, l’avait enfoui sous les eaux. Et s’ils avaient survécu, s’ils avaient trouvé moyen de gagner les côtes de l’Erythrée une fois calmées les grandes vagues bouillonnantes, une fois installée la nouvelle mer, profonde et placide, ils avaient dû raconter leur aventure à qui voulait l’entendre ; le temps de quelques années, ils avaient pu emmener leurs auditeurs au bord de l’eau, leur montrer les arbres dont le sommet pointait tout juste hors de la mer et leur narrer l’histoire de ceux qui avaient été ensevelis sous les flots.