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Noé, songea Kemal. L’immortel Uta-napishtim, le rescapé du déluge dont Gilgamesh part à la recherche ; Ziusudra, dans le récit sumérien du déluge ; Atlantis. On y croyait, à ces histoires, et on s’en souvenait. Avec le temps, les conteurs avaient oublié où elles s’étaient déroulées et tout naturellement transposé l’action dans les territoires qu’ils connaissaient. Mais ils se rappelaient l’essentiel. Que disait le texte de Noé, déjà ? On n’y parlait pas seulement de pluie ; la crue n’avait pas été provoquée par la seule pluie. Les « fontaines du grand abîme » s’étaient ouvertes. Impossible qu’une petite inondation localisée dans la plaine mésopotamienne ait donné cette image dans le récit ; mais le gigantesque mur d’eau venu de l’océan Indien, arrivant à la suite de pluies chaque année un peu plus abondantes… voilà qui aurait inspiré ces mots aux conteurs, de génération en génération, pendant les dix mille ans qui les séparaient de leur rédaction.

En ce qui concernait Atlantis, tout le monde était convaincu qu’on avait découvert son emplacement depuis des années : Santorin – Thira –, l’île de la mer Égée qui avait explosé. Mais les légendes les plus anciennes ne mentionnaient nulle part qu’Atlantis aurait disparu dans une explosion volcanique : elles ne parlaient que d’une grande civilisation qui avait sombré dans la mer. Après le cataclysme de Santorin, les voyageurs, ignorant tout de l’éruption et ne voyant qu’une étendue d’eau là où se dressaient autrefois une île et sa cité, les avaient supposées submergées. Mais, aux yeux de Kemal, cette explication paraissait désormais bien tirée par les cheveux : il suffisait d’imaginer la réaction des gens d’Atlantis eux-mêmes, quelque part sur la plaine de Massaoua, lorsque la mer Rouge avait paru bondir dans son lit avant d’engloutir la cité. Voilà une vraie submersion ! Pas d’explosion, rien que de l’eau. Et si la ville se trouvait dans les marais de l’actuel chenal de Massaoua, le flot n’avait pas dû seulement venir du sud-est, mais aussi du nord et du nord-est, se fracasser sur les versants des monts Dahlak soudain transformés en îles, pour finalement recouvrir les marais et la ville elle-même.

L’Atlantide… Elle ne se situait pas au-delà des colonnes d’Hercule, mais Platon ne s’était pas trompé en l’associant à un détroit. Il avait simplement remplacé (lui-même ou ceux qui lui en avaient narré l’histoire) celui de Bab el-Mandeb par le plus grand dont il eût entendu parler. Le récit était peut-être parvenu jusqu’à Platon en transitant par la Phénicie, où les marins méditerranéens avaient pu l’adapter à la mer qu’ils connaissaient ; eux-mêmes le tenaient peut-être des Egyptiens ou de nomades venus des arrière-pays d’Arabie, à moins qu’il ne fût déjà sous-jacent à toutes les cultures d’alors ; « près du détroit de Mandeb » était devenu « près des colonnes d’Hercule », puis, la Méditerranée manquant de mystère et d’exotisme, on avait repoussé la cité encore au-delà.

Toutes ces suppositions se présentèrent à l’esprit de Kemal avec l’absolue certitude de leur véracité, ou quasi-véracité. Il était aux anges : il y avait encore une ancienne civilisation à découvrir !

Mais, dans ce cas, pourquoi l’Observatoire ne l’avait-il pas exhumée ? La réponse était très simple : le passé était immense et, si l’on s’était servi du ChronoRéel I pour collecter des données météorologiques, on n’employait pas les nouvelles machines, celles dont la précision permettait de suivre les êtres humains, pour surveiller des océans inhabités. Certes, le chronoscope avait exploré le détroit de Béring et la Manche, mais c’était pour retrouver des mouvements migratoires connus de longue date ; il n’y avait jamais eu de tels déplacements de population dans la mer Rouge. Les observateurs n’avaient jamais programmé leurs nouvelles machines si perfectionnées pour examiner ce qui se passait au fond de la mer Rouge durant les ultimes siècles de la dernière ère glaciaire ; et ils ne le feraient jamais, sauf si quelqu’un leur fournissait un excellent motif de s’y intéresser.

Kemal connaissait assez la bureaucratie pour savoir que l’Observatoire ne prendrait sûrement pas au sérieux un étudiant en météorologie qui viendrait présenter une théorie sur l’Atlantide – surtout si cette théorie situait la cité en mer Rouge (vous m’en direz tant !) et quatorze mille ans dans le passé, bien avant la naissance des civilisations de Sumer et d’Egypte, sans parler de celles la Chine, de la vallée de l’Indus ou des marais de Tehuantepec.

Mais Kemal savait aussi que la région marécageuse du chenal de Massaoua aurait été idéale pour l’épanouissement d’une civilisation : même si le réseau des fleuves qui s’écoulaient dans la mer Rouge était insuffisant pour remplir la dépression à la même vitesse que l’océan, ces fleuves existaient néanmoins ; la Zula, par exemple, dont le débit lui avait permis de perdurer jusqu’à l’époque moderne, arrosait autrefois la plaine de Massaoua sur toute sa longueur et se déversait dans la dépression de la mer Rouge près de Mersa Moubarek ; par ailleurs, étant donné le cycle de précipitations de l’époque, il se trouvait une grande rivière au débit régulier qui s’épanchait du bassin d’Assahara. Assahara était aujourd’hui une vallée d’effondrement en dessous du niveau de la mer, mais c’était alors un lac d’eau douce alimenté par de nombreux oueds et dont le déversoir se situait au point le plus bas du chenal de Massaoua. La rivière qui s’en échappait traversait avec force méandres la plaine de Massaoua, presque horizontale, et certains de ses bras rejoignaient la Zula, tandis que d’autres partaient vers l’est et le nord pour former plusieurs embouchures sur la mer Rouge.

Des sources régulières d’eau douce alimentaient donc la région : pendant la saison des pluies, la Zula, ainsi que d’autres peut-être, devait apporter du limon qui revivifiait le sol, et, toute l’année, les rivières lentes de la plaine devaient permettre de se déplacer dans les marais. Le climat, lui aussi, était sans doute d’une chaleur relativement uniforme, ensoleillé, avec une longue saison de pousse. Les conditions étaient idéales pour le développement de la civilisation ; il n’y avait donc pas de raison qu’une société ne se soit pas formée à l’époque.

Certes, elle aurait eu six ou sept mille ans d’avance ; mais, justement, la destruction de l’Atlantide n’aurait-elle pas convaincu les rescapés que les dieux ne voulaient pas voir les hommes se regrouper en cités ? C’était concevable. Ne trouvait-on pas des vestiges de cette pensée anti-urbaine dans de nombreuses religions archaïques du Moyen-Orient ? Qu’était l’histoire de Caïn et Abel, sinon la métaphore du mal représenté par le citadin, le fermier, le fratricide jugé indigne par les dieux parce qu’il n’erre pas à l’aventure avec ses moutons ? Ne pouvait-on imaginer que ce genre de mythe se soit largement diffusé en ces temps reculés ? Cela expliquerait que les survivants de l’Atlantide n’aient pas aussitôt entrepris de rebâtir leur civilisation sur un autre site : les dieux l’interdisaient et, s’ils la reconstruisaient, leur cité serait à nouveau détruite ; ils avaient conservé en mémoire les récits de leur passé glorieux, tout en condamnant leurs ancêtres et en mettant en garde ceux qu’ils croisaient contre l’édification des villes. Les gens de l’époque avaient dû en concevoir un sentiment mitigé à l’égard des cités, fait de nostalgie et de crainte.